Je suis morte et je n'ai rien appris , dit-elle. Et pourtant si. Malgré la volonté d'afficher le contraire.
Dans son interview imaginaire publié sur Mot Compte Double, Solenn Colleter pose la question de la mise en scène de quelques uns de nos instincts les plus archaïques, de l'exhibition de nos émotions de la première heure, du spectacle - souvent macabre - qui, d'une manière ou d'une autre, organise nos jours et nos nuits. Au nom du détachement et de la perte des illusions elle s'est engagée dans la narration d'un roman intime qui voudrait dire l'épreuve de la honte, l'expérience de la peur, l'affirmation du mal et l'espoir d'une rédemption. Elle aurait envie de croire, de nous faire croire qu'au fond nous pouvons nous laisser séduire par la lecture et la vision des pires horreurs, nous laisser aller à une hystérie ravageuse, nous aménager sans coup férir des espaces obscènes, puisqu'en définitive ces monstruosités ne seraient que des supports puisés dans un imaginaire collectif suffisamment maîtrisé (de part et d'autre du rideau) pour que l'opération ne soit au bout du compte qu'un divertissement assimilable sans trop de risques.
Et pourtant. On sait bien qu'il n'est nul besoin de passer par l'épreuve de réalité pour que l'angoisse s'installe. Dans les romans comme dans la vie, il y a des moments, des instants, des interstices où un mot, une image vient faire irruption, fixer une angoisse, exposer l'inquiétante ambiguïté de nos désirs, et sans que l'on fasse attention, sans même que l'on retourne son regard, figurer l'effroi.
Un bizutage raconté sous la couleur noire du polar, voilà ce que l'auteure a savamment concocté pour dire l'envers du décor. le sujet, assurément intime, est intelligemment documenté et l'intrigue menée avec talent. " Je fais le pari qu'il (le lecteur) n'en sortira pas indemne " affirme-t-elle non sans raison. Ses mots font resurgir les restes de maux, remettent à l'oeuvre des conflits internes, ravivent un passé que l'on croyait disséminé dans les poubelles de l'histoire.
Une histoire de bizutage donc. Mais que l'on ne s'y trompe pas, le propos renvoie crûment à l'expérience du mal et de la souffrance. Que l'on évoque un rituel de passage ne change rien à l'affaire, que l'opération soit une mascarade ancrée dans le folklore estudiantin n'enlève rien au fait qu'il se joue dans cette histoire quelque chose de l'ordre de la désubjectivation. Une mise à mort, fût-elle symbolique, ne s'interprète pas exclusivement du côté du jeu. Il est des enchaînements morbides qui échappent forcément au contrôle ; en enfermant le novice dans une position d'objet on cherche avant tout à lui apprendre la soumission à un ordre absolu, incontournable, une servitude qu'il lui faudra perpétuer pour en être en partie affranchi. Seulement voilà, cette position-là peut s'avérer insoutenable pour quelques pauvres diables égarés dans les méandres de la perversion et on peut craindre pour le coup que certains d'entre eux, laissés sur le carreau, se retrouvent en prise directe avec la folie. Dès lors où le sujet se noie dans ses pensées, qu'il ne parvient plus à articuler un mot, à être dans une sorte de déliaison de l'humain, on peut craindre une fracture psychique, une décompensation dont on ne se relève pas avec seulement de grandes claques dans le dos et de gros éclats de rire.
Avec ce roman, Solenn Colleter est allée saisir au fond d'elle-même cette mort qui voulait l'arrêt des mots et c'est en brassant ce théâtre intérieur, avec une voix écorchée et souffrante, qu'elle a peut-être appris à ne pas mourir d'accablement.