Toujours à la recherche d'une littérature étrange et oubliée, j'ai profité d'une réédition unique de
L'Araignée rouge pour découvrir l'un des plus curieux romans de l'époque décadente.
Nous sommes aux frontières du fantastique, emportés tout entier dans le délire frénétique d'un fou drogué à l'éther. le roman fit un petit scandale à sa sortie, et l'on comprend vite pourquoi.
L'histoire s'ouvre sur le témoignage inquiétant de l'auteur qui nous parle d'un personnage singulier rencontré dix ans plus tôt, Andhré Mordann. Ce dernier lui a fait parvenir un journal avant d'être arrêté par la police couvert de sang et serré contre des pierres tombales. Ainsi commence une plongée sombre et délirante dans les jours d'Andhré. le jeune homme n'est pas fou, mais la vie le fait souffrir. Eternel inadapté, il ne se fait pas à l'hypocrisie familiale, déteste la campagne, trouve la contemplation vaine, l'idée du couple bourgeois l'ennuie et « le fantôme de son enfance » le poursuit. On voudrait le marier à une fille de bonne famille dont l'âme trop lisse ne l'attire pas. Lui, au contraire, cherche des personnes aussi brisées que lui. Si elles ne le sont pas, il tourmente leur sensibilité pour leur léguer un peu de sa souffrance. Ses satisfactions sont cruelles. Andhré incarne, sans compromis, la figure d'un être en rupture avec la société. Il est cynique, car il sait son mal incurable. Intelligent et cultivé, il préfère les bouges à son milieu. La salubrité du Paris populaire lui est une sorte de consolation. La misère ne ment pas. Elle le laisse s'avilir tout entier, et s'émerveiller dans l'horreur.
Mais, la mélancolie seule n'explique pas l'attitude d'Andhré. Elle n'est que le point de départ de son malheur. Son impossibilité à donner un sens à son existence a fait de lui un éthéromane. En bon observateur, Delphi esquisse
le portrait d'un drogué qui ne pouvait ressentir la vie autrement qu'en s'empoisonnant l'âme.
Des dizaines d'araignées rouges courent le long des pages. le plus souvent, il s'agit de mains nerveuses et agitées, parfois cerclées de bagues, qui, sous le regard du narrateur, se détachent des corps, semblent exister indépendamment de celui-ci. Elles sortent aussi des fleurs, rouges, leurs pattes s'éployant comme des pétales. Au fil des jours, la tension monte. le personnage glisse vers un point de non retour complètement désespéré.
Gogol fait pâle figure à côté de ce journal d'un fou qui impose un fantastique dérangeant, martèle l'esprit et nous rend presque suffocant.
Impossible de lâcher le livre avant la fin. L'auteur nous piège dans un vortex infernal, en arrivant presque à nous faire ressentir les effets de l'éther à coup de symboles sanglants, et de créatures rampantes qui, irrésistiblement, conduisent à la mort, aux passions assassines.
Tous les clichés du fantastique fin du siècle répondent présents. Delphi les enchaîne avec un style excessivement tactile et visuel. La lecture est brillamment indigeste et l'auteur ne s'en cache pas en annonçant, dans une lettre à
Jean Lorrain (qui était éthéromane), un « récit noir, noir, noir… ».
L'Araignée rouge est une épreuve mentale. On en sort comme d'un mauvais rêve, à bout de souffle, étourdi, l'esprit en feu et balloté. Delphi signe un livre d'une rare violence, et sans doute l'un des premiers textes psychédéliques. Les effets de l'éther sont palpables, et, je dirais même qu'il n'est plus besoin d'en consommer pour goûter ses désordres cauchemardesques. Une expérience littéraire des plus troublantes.
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