François Rannou, poète à l'âme celte qui se souvient du shamrock irlandais, nous offre avec ce recueil une ballade immémoriale et symbolique, un triple chemin de libération, d'accomplissement et de renouvellement.
Comme l'indique le titre, trois ensembles rythment ce voyage initiatique au coeur du temps. le premier, intitulé « La femme à la tourbière blanche », sorte de « reine de la tourbe » que ne renierait pas
Seamus Heaney cité en exerxgue, relève d'une écriture mythique, légendaire, énigmatique à l'image de ces pierres gravées de la campagne irlandaise. D'où la mise en page particulière des
poèmes répartis en deux colonnes séparées par une ligne centrale verticale qui rappelle les stèles oghamiques du sud-ouest de l'île, monuments commémoratifs ou bien frontières. Il y est question d'une femme « couchée / coulée / avalée » dans la tourbe qui demande à être réveillée de son long sommeil. Comment s'arrachera-t-elle à la gangue de boue qui la retient captive ? « Peut-être un jour un baiser » ainsi que dans les contes… Poème au sens crypté à l'instar des pierres, cette femme est-elle la conscience en éveil qui se cherche un chemin vers la lumière, vers la connaissance ? Est-elle à elle seule le début de l'humanité, de l'Histoire ?
La seconde partie « Next station » contraste par son retour au concret de la ville moderne de Dublin où les livres de l'université de Trinity apparaissent comme autant de petites stèles oghamiques dressées à un carrefour de vie : de là on suit le narrateur dans un bus, puis en taxi jusqu'à Arklow, une cité du Comté de Wicklow. On voit défiler le paysage urbain au fil de la conversation avec le chauffeur, les gens, les objets, la circulation... Bientôt la mer entraperçue de la voiture déroule ses couleurs « comme au rythme d'une lanterne magique ». Une femme apparaît : n'existe-t-elle que dans les songes du passager ou ce dernier va-t-il la rejoindre dans quelque lieu de passage au pouvoir magique ? Réminiscence ou femme réelle, elle aussi se retrouve à un tournant crucial de sa vie : elle a quitté son amant et perdu son père. Dans « la prison de nos âmes », peut-on sauver quelque chose de « l'oubli du rêve », lorsque la distance devient « râpe enduit dans l'oreille » ? Là encore le texte prend une couleur énigmatique très marquée au coeur d'une situation concrète, le passé et le présent s'entremêlant librement dans une même continuité de conscience, deux faces d'une même pierre.
Le troisième ensemble « La pierre à trois visages » donne la parole à une autre femme. Celle-ci s'adresse à l'homme qu'elle aime pour lui parler de beauté, d'amour, d'attente, de mémoire. le poème vertical, très aéré, comme libéré de la pesanteur des choses, croise deux autres textes placés, eux, horizontalement, qui se déroulent sur les pages suivantes, en haut et bas de page, l'un en italiques, l'autre non, comme si le poème tournait autour d'une pierre dans une autre dimension, exprimait une autre histoire, un autre temps, appartenait à une autre partie de la sculpture mentale… le poème, qui a fait un tour de temps et d'espace, semble chercher sa longueur d'onde, à travers les « morceaux d'une mémoire / plus ancienne plus fraîche / que celle de nos gestes ».
François Rannou rappelle à la fin de son ouvrage le célèbre conte irlandais du Saumon de la Boyne qui sous-tend son triptyque. de même que la pierre possède trois visages, le chemin de la sagesse comporte trois stades : « la connaissance qui illumine, l'illumination du chant et le don d'improvisation ». En somme trois moments « de l'accomplissement du poème ». L'ouverture de la conscience, le chant révélé et la liberté de création, n'est-ce pas le voyage d'une vie, celui du poète comme celui de quiconque sur cette Terre ? On relira le poème en italiques de la page 27, une légende irlandaise elle aussi, et on se souviendra du mot de
Cendrars : « Il faut partir, quitter sa famille ». On méditera alors les mots de la légende du pont magique : sur le chemin de la sagesse, sans doute la porte à franchir est-elle plus large que nous ne le pensions. Les pierres oghamiques, qui ont défié le temps, nous invitent à passer les frontières et à sublimer le poids de nos existences tourbeuses, « notre parole est de l'autre côté, dehors toujours. »
À noter qu'un extrait de ce recueil est visible sous la forme de poéfilm sur le site internet des éditions Lanskine : http://www.editions-lanskine.fr/livre/la-pierre-3-visages