Medz Yeghern mêle Histoire et fiction. Ainsi des personnes ayant vécues le génocide de 1915 livre leur histoire au même titre que des personnages nés de l'imagination de
Paolo Cossi. La bande dessinée est d'ailleurs ponctuée d'extraits de documents historiques, et autres citations. Il contient aussi une préface intéressante signée d'
Antonia Arslan et à la fin, quelques pages de rappels historiques pour les "novices".
Les dessins en noir et gris sont très précis, sans fioriture, ce qui permet au lecteur de se concentrer (quasi) uniquement sur les personnages et leurs sentiments, et non sur ce qui les entoure. de tels choix dans le graphisme exacerbe la violence de certaines scènes (massacres, torture ou viol) et le cynisme dans les discours ottomans n'en est que plus cru.
On voit notamment un travail assez intéressant dans les premières planches avec l'opposition des regards. D'un côté les soldats animés par une envie sadique de voir le sang versé et d'exercer leur folie meurtrière en toute impunité sur des civiles - arméniens ou turcs ayant des velléités d'aider leurs compatriotes arméniens. Ceux-là ont de petits yeux mesquins à moitié fermés dont la cruauté s'échappe. En face, on voit les civils arméniens avec des yeux ronds qui ne comprennent pas ce qu'il se passe et sont loin d'imaginer le sort qu'on leur réserve. Et petit à petit, leurs yeux ronds s'écarquillent et de l'incompréhension, c'est la terreur qui s'invite dans ces regards.
Dans cette bande dessinée,
Paolo Cossi alterne deux types de narration. D'abord un récit à la deuxième personne d'où surgit la tendresse et la nostalgie du temps de l'insouciance. Un ton de confidence qui tranche avec la violence des dialogues de domination raciale, d'anéantissement et de mépris.
Toutefois, la vision que nous offre l'auteur dans cet BD n'a rien de manichéenne. Tout d'abord parce qu'il met en scène un épisode de résistance arménienne, ce qui empêche d'étiqueter ce peuple comme "victime". Et parce qu'il montre des Turcs qui remettent en cause les décisions du gouvernement et prennent le risque de sauver des vies arméniennes.
Une fois de plus, j'ai été très émue par les événements qui sont relatés. J'ai fini cette lecture avec une boule dans la gorge. Et en ayant refermé ce livre, j'ai eu tout un questionnement, similaire à celui que j'avais eu à la fin du témoignage de
Chil Rajchman ("Je suis le dernier juif"). Ici je me suis rendue compe qu'en fait, il n'y a aucune explication "rationnelle", raciale, culturelle ou religieuse à la folie (un thème tristement d'actualité...). Ce constat est quelque peu pessimiste car il suppose qu'elle est potentiellement en chaque être humain. Mais tous n'ont pas la raison suffisante pour ne pas laisser libre cours à leurs haines viscérales ou autres angoisses ou fantasmes. .... L'Europe a eu Hitler, et l'empire Ottoman les trois Pacha. La bêtise, comme l'intelligence est donc universelle. Quelle triste sort que celui de l'humanité !