L'image de couverture venue tout droit du Quattrocento italien (
Fra Angelico v. 1438-1440) est suffisamment éloquente – émouvante même – pour servir d'illustration et d'introduction à des réflexions beaucoup plus contemporaines sur le don d'organes.
Sylviane Agacinski offre, avec ce petit essai, un prolongement mesuré et plein d'acuité à un débat, venu sur la place publique en 2016 à propos de la modification de la loi Caillavet (1976) sur le prélèvement d'organes, pour lequel on l'avait sollicitée. (Pour mémoire cette loi fait de chacun de nous un donneur sauf refus explicite exprimé par inscription au registre national des refus). Côme et Damien patrons des médecins et des chirurgiens remplaçant délicatement la jambe amputée du sacristain de l'église romaine qui leur est dédiée par celle d'un Ethiopien mort (selon les sources), et non en train de lui enfiler des petits bas noirs). Les deux Saints anticipent par leur greffe miraculeuse l'évolution de la vocation première de la médecine depuis
Hippocrate qui est passée progressivement du soin pour s'élargir au fil du temps à la réparation des corps.
La fabrication de prothèses a beau être d'origine très ancienne la transplantation d'organes reconfigure profondément nous dit S. A. la relation thérapeutique entre trois acteurs indissociables dont l'implication symbolique de chacun ne saurait être ni minorée, ni ignorée : un donneur, une équipe médicale, un receveur. En se passant du consentement explicite du donneur la loi Caillavet entérine le recul d'une logique du don positif actif qui peut conduire à la perte de cette notion essentielle à notre humanité. La représentation de l'image de couverture dont l'intention n'est pas recherchée ici fait simplement prendre la mesure des progrès de la science mettant en jeu certains fondamentaux du vivre ensemble dont la traduction dans notre Droit détermine le type de relations sociales et donc de société que nous désirons voir perdurer ou pas, au point qu'aujourd'hui, avec l'auteur, il faille réellement s'interroger sur le statut de ce Tiers-corps (l'Ethiopien inconnu de l'image) sans qui le geste salvateur n'aurait pu être accompli. Est-il une personne, ou son corps est-il une « ressource » ordinaire comme certains le préconisent déjà ?
Aux croisées de la science et de la philosophie, interrogeant tour à tour les Droits de l'Homme ou le statut juridique de la personne, celui du corps humain et en particulier celui du défunt (cas du don post-mortem), c'est pourtant en nous ramenant à une logique primitive du don, structurant des sociétés bien différentes de la nôtre, décrite au XXe siècle par des anthropologues comme
Marcel Mauss,
Claude Lévi-Strauss ou
Marcel Hénaff, que S. A. trouve les sources d'une argumentation visant à réhabiliter le don solidaire (indirect) dans notre Droit pour l'appliquer au don d'organes. La loi Caillavet peut être amendée de façon très positive et S. A. offre des pistes très simples pour le faire. Pouvons-nous aujourd'hui disposer absolument librement et totalement de notre corps ou de l'une de ses parties ? A qui appartient celui d'un défunt ? Comment concevoir finalement respect et dignité du corps, principe inscrit dans notre Code Civil, et liberté du don ? Comment le législateur et le juriste s'adaptent-ils face à des techniques médicales et scientifiques évoluant constamment (la médecine régénérative pourrait à terme prendre le relai de la transplantation) dans un paysage socio- économique mouvant où la pensée marchande exerce une pression terrible sur les catégories les plus fragiles (différents trafics d'organes sont d'ores et déjà répertoriés dans de nombreux pays tels l'Iran, l'Inde ou les Philippines) ?
Autant de questions concernant le don corporel de son vivant ou post-mortem soulevant des difficultés multiples posées très justement dans des pages, pas uniquement théoriques, assez volontiers informatives qui examinent de près la situation française. Pour S. A. les nouvelles relations induites par la chirurgie transplantatoire génèrent un type nouveau de lien social que la loi seule doit cadrer et qui ne peut s'appuyer en Droit que sur la forme d'un don solidaire actif et positif, au risque de voir le domaine de la Santé publique sombrer dans des logiques utilitaristes et marchandes. Elle observe finement que la loi Caillavet, malgré la noble intention de sauver des vies, table sur l'expression d'un refus explicite pour augmenter le nombre de greffons dont le manque est d'ailleurs toujours aussi criant (c'est le cas des reins en France), faisant de nous des « donneurs sans le vouloir alors que nous devons vouloir ne pas donner ». C'est une logique de renoncement (à celle du don actif positif) qui relève déjà en soi d'une logique quantitative ouvrant la voie à de possibles dérives. La perspective d'une réquisition générale du corps des défunts au nom du bien public n'a rien en effet d'enthousiasmant !