J'avais beaucoup aimé
La fenêtre panoramique, roman de
Richard Yates connu à l'écran sous le titre Les noces rebelles. Alors c'est avec empressement que je me suis inscrite à l'opération spéciale de Masse Critique sur
L'homme au complet gris. À la lecture de ce roman estampillé vintage de 1955, j'ai envie de dire que
Sloan Wilson est le double positif de
Richard Yates dans sa vision du couple et du travail, offrant une trajectoire optimiste à une problématique similaire.
Les protagonistes ne partent pas non plus du même point: Tom et Betsy Rath sont d'un milieu social plus favorisé que Frank et April
Wheeler et n'ont pas eu l'enfance chaotique d'April. Tom, diplômé d'Harvard (tout comme l'auteur), a été élevé par sa grand-mère, veuve de sénateur dans une très belle propriété de South Bay, près de New-York, où la vieille dame vit seule désormais. Les parents de Betsy ont organisé une fête grandiose pour l'entrée de leur fille dans le monde, et c'est ce soir-là qu'elle a rencontré Tom. Ils se sont mariés juste avant la guerre, où Tom a servi comme officier parachutiste en Europe puis dans le Pacifique. A son retour, Tom a trouvé un emploi à la Fondation Schanenhauser grâce aux relations de sa grand-mère. Betsy et lui ont eu trois enfants et se sentent maintenant à l'étroit dans leur petite maison de banlieue qu'ils laissent lentement se délabrer. Tom aimerait gagner plus d'argent pour acheter une plus grande maison; Betsy pense qu'ainsi ils seraient plus heureux. Aussi décroche-t-il un poste à la United Broadcasting Corporation, une société de radio, pour assister son président Ralph Hopkins dans la création d'un comité pour la santé mentale. Cet emploi plein de surprises va servir de révélateur à sa carrière et à ses aspirations profondes…
Dans ce roman très bien écrit qui se dévore comme un ‘page turner',
Sloan Wilson nous immerge dans la société de son époque, c'est-à-dire la bourgeoisie américaine des années cinquante : une petite maison de banlieue où madame reste à s'occuper du ménage et des enfants pendant que monsieur prend le train avec son journal pour aller travailler au centre-ville, comme d'autres milliers d'hommes en complet de flanelle grise. Les bureaux sont enfumés, les secrétaires accortes, et chaque repas précédé d'un apéritif ou de cocktails… Or sous cet apparent conformisme pointent des questions existentielles, telle la fissure en forme de point d'interrogation qui défigure le mur du salon des Rath, séquelle de la projection d'un lourd vase en cristal au cours d'une violente dispute.
L'auteur peint de très beaux portraits psychologiques, surtout masculins. À commencer par Tom, bien sûr, un homme droit teinté de romantisme façon The English Patient avec ses traumatismes de la guerre et sa romance en Italie. Il y a aussi Hopkins l'infatigable businessman qui se révèle plus humain que prévu, ou bien le juge Bernstein dont l'estomac se serre à chaque fois qu'il doit trancher une affaire difficile. En comparaison, le personnage de Betsy, avec son optimisme de façade, est un peu moins travaillé, donc finalement assez lisse et prévisible. C'est d'ailleurs ce qui fait la différence avec le roman de Yates, où le mal-être d'April
Wheeler, beaucoup plus palpable et profond, donne une tout autre issue à l'histoire.
Je voudrais aussi souligner l'habile construction du roman qui dévoile le passé des personnages par petites touches et entretient des intrigues à plusieurs niveaux. J'aime quand un auteur, de manière subtile, au détour d'une phrase, donne une clé de lecture pour comprendre la conception de son roman. C'est le cas page 43 lorsque Tom se rend compte qu'il vit « en fait dans quatre univers rigoureusement séparés » : le monde déchu de son enfance, ses souvenirs de guerre, son travail au bureau, et sa famille avec Besty et les enfants. La recette de l'équilibre, donc du bonheur, selon
Sloan Wilson, est d'avoir assez confiance en l'autre pour abolir les barrières et faire communiquer ces différents univers entre eux. Une façon de rester fidèle à soi-même en toutes circonstances en écoutant sa petite voix intérieure. Merci à Babelio et aux éditions Belfond pour cette belle leçon de vie.