Me voici enfin comblé par un traité général et systématique de la critique philosophique du libéralisme par D-R. Dufour, laquelle est admirablement bâtie à partir d'un postulat apparemment paradoxal : « l'individu n'a encore jamais existé » en Occident, et le philosophe l'appelle de ses voeux. En effet « l'égoïsme grégaire » caractérisant le « totalitarisme antiautoritaire » qui constitue le nouvel esprit du capitalisme empêche l'individu de se former : alors que cette formation passe par le contrôle de ses passions, le libéralisme débridé attise les pulsions nécessaires à la prolétarisation du sujet consumériste et à la désinhibition du pléonexe, « le grand avide, celui qui veut toujours plus, au risque même de tout détruire autour de lui » (p. 95)...
La démonstration débute par la critique de la philosophie postmoderne. Là, d'emblée, l'auteur s'expose à l'accusation de néoconservatisme, car cette pensée qui, à partir de
Jean-François Lyotard annonce la sortie des grands récits théologico-politiques prémodernes ainsi que de ceux, modernes, de l'émancipation individuelle et sociétale (tels le marxisme), est considérée généralement « de gauche ». Il s'octroie à la fois le droit de choisir tantôt la « révolution » tantôt la « conservation », et d'autre part il envisage une évolution beaucoup plus longue de la « guerre des religions » entre les deux grands récits occidentaux (le monothéisme chrétien et le Logos grec) et la « religion du Marché » : une guerre qui, loin de la scansion foucaldienne en trois « épistémê » (suivi de la quatrième de
Lyotard), remonte aux origines mêmes du libéralisme, ou plutôt à la victoire des Lumières anglaises sur le transcendantalisme allemand.
Le libéralisme actuel résulte du renversement à la fois du grand récit monothéiste, notamment par l'inversion de la dyade augustinienne « Amor Dei vs. amor sui » (autrement dit « amor socialis vs. amor privatus »), et de celui du Logos grec, par l'inversion de la primauté de deux des trois composantes de l'âme platonicienne (« noûs » vs. « épithumia ») ainsi que par l'abolition de l'horreur philosophique de la «
pléonexie ». Ce premier chapitre se clôt sur un inventaire assez tragique des dégâts que la postmodernité, avec la suprématie de la religion du Marché, a provoqués sur l'ensemble des « économies humaines » (cf. cit. 1).
La deuxième partie de la démonstration précise les objections que le philosophe pose à la fois au « divin Marché » et aux grands récits du passé. Ces derniers comportent en effet des formes de répression - « soustraction de jouissance », certaines desquels lui paraissent nécessaires, mais aussi des « surrépressions » à prescrire. Typiquement, la surrépression a pénalisé les femmes, par la « colonisation », la « con-fiscation » de leur utérus par les hommes, sous forme de Patriarcat qui est aussi appelé : « le onzième commandement ». Mais une autre surrépression a trait à la nécessité de réduire une partie conséquente de la population en esclavage afin que les hommes libres de l'Antiquité se consacrent au Logos et puissent devenir citoyens. La survivance de l'esclavage est le mécanisme ayant permis la prolétarisation de l'ouvrier, puis celle du consommateur.
Le chapitre trois s'attelle à déconstruire l'homme postmoderne, prétendument libéré, et en particulier l'homme postidentitaire. Dans cette partie, il est beaucoup question de la critique de la « théorie du genre », surtout en ce qu'elle conçoit la possibilité (et le droit) de changer de sexe. Bien que je comprenne très bien la fonction de la logique de Dufour quand à l'hubris de la revendication du choix du genre, j'ai trouvé certains de ses arguments assez contestables, et quelques-unes de ses conclusions carrément spécieuses (en particulier sur l'homoparentalité et les droits afférents), finalement assez proches des sophismes que l'auteur a raison de dénoncer chez ses opposants la plupart du temps. Il est certes stimulant de confronter (dans la pensée) son argumentaire avec celui d'un tel interlocuteur, mais j'ai eu hâte de passer outre cette partie et d'apprendre des choses sur le « prolétaire postmoderne » qui, métamorphosé de « sujet-qui-pense » en « corps-qui-veut », est soumis au triple syndrome de l'addiction (à la marchandise), à la dépression (retrait du désir) et à la perversion (instrumentalisation de l'autre dans un délire de toute-puissance « faite en réalité de toute-impuissance » (p. 279)). le « pléonexe postmoderne » revient en grande partie sur la crise de 2008.
Dans le quatrième chap., il est question de quatre « axiomes de survie » : la création de conservatoires dans tous les domaines détruits par le Marché, la refondation de l'école comme lieu de maîtrise des pulsions, l'invention d'un individualisme « sympathique », le renforcement et la démocratisation de l'État. La partie sur l'école est particulièrement intéressante. Celle sur l'individu prend comme point de départ un Marx assez inconnu (celui des oeuvres de sa jeunesse), et établit enfin une morale kantienne, laïque bien qu'acceptable par la plupart des grandes traditions religieuses, et fondée sur la théorie des jeux et le dilemme des prisonniers...
Enfin, on notera les vingt-cinq pages très serrées de l'annexe contenant « 30 mesures d'urgence... », provenant non du philosophe mais du citoyen informé, mais qui s'avèrent tout aussi documentées, pertinentes, immédiatement opératoires pour une réforme profonde du système politique actuel, à l'instar et de la même nature que la charte du Conseil national de la Résistance, adoptée clandestinement en France en mars 1944.
Table :
1. « Le Marché comme récit dominant de l'époque postmoderne » :
« La postmodernité : une nouvelle guerre de religions »
« Une époque postmoderne... qui vient de loin »
« Le renversement du grand récit monothéiste : quelques repères »
« Le renversement du Logos en Occident : quelques repères »
« Le Marché et la destruction des grandes économies humaines ».
2. « Ni divin Marché, ni grands récits ! » :
« Droit de retrait vis-à-vis du marché »
« Droit d'inventaire vis-à-vis des grands récits »
« Les grands récits : répression et surrépression »
« Les grands récits devant la femme »
« Le Logos, les hommes libres et les autres ».
3. « La postmodernité : autopsie d'une libération en trompe l'oeil » :
« L'homme postmoderne : l'ancien roi des cons saisi par le devenir-femme »
« Le programme postidentitaire »
« Le prolétaire postmoderne »
« Le pléonexe postmoderne ».
4. « Que faire ? » :
« Ne pas être conservateur, mais créer des conservatoires »
« Reconstruire l'école »
« Pour un individualisme enfin sympathique »
« Plus d'État dans les affaires et moins d'affaires dans les États ! »
Épilogue
Annexe : « Trente mesures d'urgence pour créer le milieu offrant à chacun quelques chances de se réaliser comme individu ».