Nourris de nouvelles alarmantes qui parfois atteignent cette maison sans radio, sans journaux, glanées peut-être par Grand-Mère les rares jours où elle monte jusqu'aux épiceries, ou colportées, déformées, devenues énormes dans les propos des rares visiteuses, parfois même transmises par André qui, de très loin en très loin, te remplace le soir et va chercher le lait à la ferme, les fantômes aux pieds tors, qui cohabitent avec les vaches dans le pré marécageux sur l'autre rive du ru, traversent le courant et grimpent sur la berge à travers le rideau noir des sapins. Ils n'ont guère de visages, c'est ça l'horreur, et leurs jambes filiformes s'étirent encore en crayons pointus qui s'extirpent du marécage avec le bruit gluant des sabots des vaches quand ils s'enfoncent dans la boue.
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« Nourris de nouvelles alarmantes qui parfois atteignent cette maison sans radio, sans journaux, glanées peut-être par Grand-Mère les rares jours où elle monte jusqu'aux épiceries, ou colportées, déformées, devenues énormes dans les propos des rares visiteuses, parfois même transmises par André qui, de très loin en très loin, te remplace le soir et va chercher le lait à la ferme, les fantômes aux pieds tors, qui cohabitent avec les vaches dans le pré marécageux sur l'autre rive du ru, traversent le courant et grimpent sur la berge à travers le rideau noir des sapins. Ils n'ont guère de visages, c'est ça l'horreur, et leurs jambes filiformes s'étirent encore en crayons pointus qui s'extirpent du marécage avec le bruit gluant des sabots des vaches quand ils s'enfoncent dans la boue.
Tu as beau faire le faraud de jour, la nuit les ramène, indésirés mais fidèles, ce qui t'oblige à veiller tard pour rester le plus longtemps possible sous le filet protecteur de la voix de Grand-Mère. »
« A un mètre à peine au-dessus de l'herbe pelée, appuyé de la main gauche au tronc principal, tu cries longuement tous tes noms : ceux de la grand-mère, que tu as inventés, des chats, du chien, ton nom surtout qui, modifié par tes soins, doit évoquer la force et l'invincibilité de ton règne. Là, au plus haut du jardin où tu puisses prétendre, là où, si l'on était plus grand, on apercevrait l'adret de la vallée. Et si Grand-Mère, ayant laissé filer le temps, ne revient qu'à l'heure inquiète où l'on ne distingue plus un fil blanc d'un fil noir, vite elle va te récupérer, transi, sur le perchoir d'où, peu d'instants auparavant, dans le dernier rougeoiement du soleil qui rase le cube de la bâtisse un peu menaçante d'être vide et sans lumière, tu t'essayais encore à dompter les fantômes afin de leur interdire de grimper au mur et de pénétrer dans ta chambre. »
« Car tu as désormais un passé, très loin dans les brumes. Le miroir, vertigineusement, s'est approfondi et dans ses replis glacés la folie du présent recule, l'avenir cesse d'exister, hier remonte du fond des eaux chargées de particules en suspension puis il éclate sans bruit à la manière d'une bulle de gaz des marais, te submerge, t'envahit. »