Au pied de la grande roue, Pajarito et Marciano, 20 ans et quelque, sont étendus, agonisants. Au-dessus d'eux, le ciel est blanc, c'est l'aube. Le jour se lève sur une nuit au bout de laquelle les deux frères ennemis, après une énième et ultime provocation, se sont affrontés à couteaux tirés, au sens propre, eux qui jusque là ne se battaient qu'à mains nues. Dans les soubresauts hallucinés de leurs derniers instants, les flashs se bousculent derrière leurs paupières qui veulent se fermer, mêlant dans le chaos l'histoire de leurs vies et de celles de leurs pères respectifs. Marciano et Pajarito ont pourtant été amis pendant leur enfance. Même âge (à quelques heures près), même village, même quartier (à quelques mètres près), même école (assis l'un à côté de l'autre), ils étaient inséparables, jusqu'à l'arrivée d'un nouveau en classe. Depuis lors, ils se livrent à une rivalité aussi acharnée que celle qui oppose leurs pères depuis toujours, sans que personne se rappelle exactement pourquoi. Leurs pères, justement, tous deux piliers de comptoir (comme tous les hommes du coin), tous deux briquetiers, l'un par héritage familial, l'autre par hasard et sans enthousiasme, l'un aimant son fils, l'autre le détestant (et le lui faisant comprendre à coups de ceinture) parce qu'il lui ressemble trop, l'un qui finira assassiné et l'autre qui s'en ira comme il est arrivé, juste parce qu'il en avait marre ou envie. Dans ce trou perdu du Chaco argentin écrasé par la chaleur, leurs fils auront du mal à résister à l'atavisme ambiant. Parce que dans ce pays machiste, il est obligatoire d'endosser le rôle du mâle dominant (ou de faire partie de sa meute hurlante), il faut savoir s'imposer, se battre comme un homme, un vrai, dompter les femmes, si nécessaire en les tabassant ou en les violant. Un pas hors de ce rang-là et il vous en coûtera. C'est ainsi que pour Marciano et Pajarito, la grande roue du destin s'est arrêté de tourner. Tout ça pour ça. Comme le dit l'inspecteur chargé d'enquêter sur la bagarre : "Quel gâchis, putain !"Cet ultime combat est donc l'épilogue dramatique d'une histoire de violence presque ordinaire, d'une lutte d'ego à la fois noble et stupide. Lorsque les esprits sont échauffés par la brutalité, l'alcool, la drogue, le sexe (l'amour aussi, un peu, quand même) et la convoitise, cela ne peut que se terminer en tragédie. Et comme dans "Après l'orage", avec une trame et un style épurés, Selva Almada fait de cette triste histoire un roman cinématographique, âpre et incisif, redoutable d'efficacité.
En partenariat avec les Editions Métailié.
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