Celui qui écrit ces lignes a été pendant vingt ans de sa vie un admirateur fervent de Paul Cézanne. Alors que la méconnaissance, la malveillance et la méchanceté jalouse entouraient les œuvres de l'artiste qu'il appelait son maître, de rires hostiles ou de silence obscur, il a déchiffré avec passion les toiles (rares alors) que l'on pouvait voir de ce peintre dans une petite boutique de la rue Clauzel, à Paris. Il était loin de s'attendre au succès retentissant qui, depuis, a fait des moindres tentatives de Paul Cézanne des ouvrages d'un intérêt spécial; il s'indignait du mutisme de la critique, du mépris des amis et de l'ignorance des peintres, ses contemporains, simplement.
Il était à l'ouvrage d'une toile représentant trois têtes de mort sur un tapis d'Orient. Il y avait un mois qu'il y travaillait tous les matins, de six heures à dix heures et demie. Car telle était sa règle de vie: il se levait très tôt, allait à son atelier en toute saison, de. six heures à dix heures et demie, revenait à Aix manger, et repartait, aussitôt après, au motif ou paysage, jusqu'au soir à cinq heures. Ensuite il soupait et se couchait immédiatement. Je l'ai vu parfois si fatigué de Son travail qu'il ne pouvait plus causer ni rien entendre. Il se mettait au lit dans un état de coma inquiétant; le lendemain il n'y paraissait plus.
Vous vous rappelez le beau pastel de Chardin, armé d’une paire de bésicles, une visière faisant auvent. C’est un roublard, ce peintre. Avez-vous pas remarqué qu’en faisant chevaucher sur son nez un léger plan transversal d’arête, les valeurs s’établissent mieux à la vue ? Vérifiez ce fait et vous me direz si je me trompe.
PAUL CÉZANNE Aix, 25 juillet 1904
Dans la rue des gamins se moquaient de lui et lui jetaient des pierres, je les écartai. Pour ces enfants l'allure de brigand qu'avait Cézanne était une autorisation au sarcasme. Il devait leur apparaître comme une sorte de « père fouettard» Je souffris bien souvent, plus tard, des méchancetés que les petits gamins d'Aix semaient sur son passage et des espiègleries dont il était le but.
Nous avions, pendue au mur, une petite nature morte de Cézanne que j’avais achetée à Paris il y a avait au moins quinze ans. Je la lui fis voir. « C’est bien mauvais, me dit-il. — C’est de vous, répondis-je, et je la trouve fort bien. — C’est donc ça que l’on admire aujourd’hui à Paris ? reprit-il, eh bien, il faut que le reste soit joliment bas ! »
Une histoire, une œuvre : Emile Bernard.