Après
Civilizations,
Laurent Binet souhaitait continuer à parcourir l'histoire de la Renaissance. Avec
Perspective(s), il exploite la mort d'un peintre ayant réellement existé, Jacopo Pontormo, décédé en 1557, pour en faire cette fois, non pas une uchronie, mais un roman d'intrigue…épistolaire. Quel mystère cache le meurtre de cet artiste au service du Duc de Florence? Que révèlent les manigances des puissants pour tirer profit de cette tragédie? A travers la lecture de 176 courriers (un de plus que Les liaisons dangereuses) échangés par les protagonistes de cette histoire, le lecteur suit l'enquête…
La question qu'on se pose est donc : est-ce que ce procédé littéraire fonctionne? Est-ce que ça prend?
Pour pimenter l'affaire, il se trouve que ce désormais célèbre Pontormo est retrouvé au pied d'une toile présentant la fille du Duc de Florence en Vénus, les jambes dénudées…dans un contexte où Rome planche sur index des oeuvres d'art interdites - qui sera publié en 1559.
Rien de mieux donc que Florence pour situer ce roman, à une époque où pouvoir temporel et pouvoir religieux se livraient bataille pour le contrôle des âmes, qui aboutira au massacre de la Saint-Barthélémy à
Paris 15 ans plus tard...
On suit avec plaisir les intrigues des personnages réels ayant marqué la période, au premier rang desquels la très romanesque Catherine de Médicis, reine de France et héritière légitime du Duché de Florence. Chacun y présente son point de vue “j'aimerais qu'à lire mon point de vue, vous puissiez envisager les choses sous une autre perspective”.
Bien que l'intertextualité soit très présente dans ce récit où “
rien ne se passe comme prévu”, je le trouve dans l'ensemble bien agencé, et n'ai pas été gêné dans ma lecture par le style épistolaire.
La perspective, c'est aussi celle que s'approprient les artistes de la Renaissance, afin de créer le réel “tel Prométhée volant le feu à Dieu pour le donner aux hommes”. En seconde lecture,
Laurent Binet nous propose donc une réflexion sur la place de l'artiste dans la société, lui qui n'est pas épargné par la critique. Accordons lui de l'audace, en passant de l'uchronie au roman médiéval épistolaire, du courage (chroniquer une campagne électorale de
François Hollande n'est pas acte consensuel) voire une certaine vanité (Grasset fit enlever de
HHhH 20 pages de critiques des Bienveillantes de
Jonathan Littell), mais reconnaissons lui du talent.
Peut-être aurait-il dû suivre les conseils de
Proust à
Morand l'enjoignant à ne pas se mêler de politique…
Chez moi, ce roman fait aussi écho à deux autres
romans de la rentrée 2023 : le très érudit polar médiéval
Croix de cendre, d'
Antoine Sénanque, et le très populaire
Veiller sur elle, de
Jean-Baptiste Andrea, dont l'action se déroule aussi en Toscane et interroge également la place de l'artiste face au pouvoir (on croise d'ailleurs la famille Orsini dans ces deux ouvrages).
Je suis reconnaissant à
Laurent Binet de faire de la littérature populaire en pariant sur l'intelligence de son lecteur.
Absent des prix de l'automne qui ont récompensé soit des
romans très populaires (
Veiller sur elle, Une façon d'aimer) ou très ancrés dans les doutes de l'époque (Les insolents, Triste Tigre, Humus?),
Perspective(s) n'est ni l'un ni l'autre, mais reste un très bon roman qui aurait eu sa place sur le podium.