Qui n'a jamais conservé, oubliée sur le rebord d'une fenêtre, reléguée au fond d'un buffet ou traînant dans un coin en guise de cendrier, une vieille tasse sans anse dont on s'est souvent demandé pourquoi on ne s'en était jamais débarrassé ? C'est peut-être parce qu'elle a partagé notre vie, un peu de notre quotidien, et qu'il semble qu'on l'ait toujours connue, vieille tasse amie qui nous a suivi lors de déménagements, de déplacements, de voyages, qui nous a réchauffé lorsqu'on avait froid, qui nous a désaltéré lorsqu'on avait soif, sur laquelle on a pressé nos mains, posé nos lèvres…
Ha ! Si l'on pouvait écouter tout ce qu'elle a à dire, cette vieille timbale toute ébréchée, à l'émail passé, aux couleurs éteintes, elle en aurait tant à raconter…Sûrement qu'elle arriverait alors à la même conclusion que la tasse sans anse dans la nouvelle d'
Heinrich Böll et s'exclamerait résignée, « que ces humains sont déraisonnables ! »
« Que ces humains sont déraisonnables ! »…à l'instar de cette tasse sans anse née d'un plat à gâteaux et d'un respectable beurrier,
Heinrich Böll (1917-1985) a inlassablement exprimé cette déraison humaine tout au long d'une oeuvre brillante et dense, composée de romans, de nouvelles et d'essais : «
L'honneur perdu de Katharina Blum », «
Portrait de groupe avec dame », «
La mort de Lohengrin », etc…
L'expérience forcée de la guerre, le rejet du nazisme et plus généralement le dégoût inspiré par l'uniforme, ont stimulé cet écrivain phare de l'Allemagne d'après-guerre vers une littérature dominée par un engagement politique de chaque instant, un esprit critique plein d'acuité et une volonté de restituer la puissance et la grandeur de la langue de
Goethe que le jargon nazi avait dénaturée.
Les 18 nouvelles qui composent le recueil du « Destin d'une tasse sans anse » ont été rédigées sur 30 ans, de 1950 pour les premières jusqu'à l'aube des années 1980 pour la dernière. Elles sont aussi excellentes que variées. Chacune a son ambiance, son décor, son univers bien particuliers, pourtant elles font montre d'un identique sens moral, participent d'une même volonté de mettre en scène des êtres insignifiants au prise avec une réalité qui les perturbe, les déçoit, les trahit ou les effraie, dans un pays qui a déposé, comme une lie tenace, les traces honteuses d'un dramatique passé au fond des consciences.
L'auteur allemand,
Prix Nobel de littérature en 1972, y déploie avec brio une belle maîtrise narrative, une connaissance aigue de l'être humain qu'il soumet à une ironie fine et un esprit quelque peu grinçant qui prête souvent à sourire mais sait aussi être tendre et compatissant.
Sous le couvert de l'humour, les histoires de l'écrivain sont également parcourues d'un fort devoir de mémoire et d'une volonté de tirer les enseignements d'un passé que certains, et notamment les gouvernements et les classes dirigeantes, voudraient s'empresser d'oublier et tentent d'occulter ou à défaut d'édulcorer.
Si elle ne s'affiche pas toujours au fronton de ses livres, si elle ne porte pas toujours haut les armes du racisme, de la haine et du rejet par lesquelles elle détruit, la guerre court ainsi régulièrement, tout au moins en filigrane, le long des oeuvres d'
Heinrich Böll.
Elle y prend différents visages, s'incarne dans plusieurs rôles et diverses formes : une musette de combattant faisant le tour du monde dans « Les aventures d'une musette », des enfants jouant aux réfugiés dans « Drôle de cirque », quelques minutes de bonheur pour un soldat ivre dans « Une cuite à Potocki »…
Toujours bien réelle et présente, elle s'exprime aussi de façon plus larvée, avec les armes de la bassesse, de la trahison ou de la bêtise, dans l'évolution économique et sociale d'individus sans scrupule rassemblés sous les maîtres mots de Rendements et Profits, ainsi qu'en témoignent les nouvelles « Comme dans les mauvais romans », « Il va sa passer quelque chose » ou « Pas une larme pour Schmeck »…
Etayé par une écriture effilée et économe,
Heinrich Böll exploite particulièrement bien le format court de la nouvelle par cette façon personnelle d'aller droit au but, sans effet de style inutile, au gré d'une langue fluide, simple, concise. On n'est ni dans le laconique, ni dans l'épuré ou le lapidaire, on est dans une volonté de clarté, sans arêtes ni détours; ce qui doit être dit est dit et bien dit, exprimé de façon claire, nette, précise.
Au terme de ces 18 nouvelles portées par un bel élan pacifiste et un solide sentiment moral, le constat sera celui de la tasse sans anse : « Que ces humains sont déraisonnables ! »…