« Celia a pensé : c'est ainsi que la fin du monde arrive. À bord d'une planche de surf, sur les épaules d'un touriste imbécile ».
La fin d'un monde, c'est en effet ce que Adam Dumont et ses proches vont connaître dans «
Faire les sucres » : un accident et ce sera le jeu de domino – ou plutôt de massacre – pour un couple pourtant soudé en apparence, orchestré par une
Fanny Britt fine psychologue. Cela pourrait être triste, en vrai c'est d'un pathétique un peu cynique, et c'est un vrai régal à lire.
Adam Dumont provoque ainsi un accident de surf lors du splendide voyage à Martha's Vineyard que sa compagne Marion lui avait organisé pour le détendre – c'est loupé ! – pendant lequel il faillit se noyer (en réalité il a avalé un peu d'eau), après avoir percuté et abîmé le genou de Celia, une jeune femme du coin. S'il se remet physiquement assez vite, il n'en va pas de même de son mental, puisqu'il sombre dans une dépression assez sérieuse dont il n'arrive pas à sortir autrement qu'en se plaignant, et en achetant sur un coup de tête une érablière, officiellement pour diversifier ses affaires – il est un chef cuisinier assez en vogue, avec plusieurs restaurants et une émission télé –, en vrai parce qu'il est obsédé par la famille qui s'occupe de la production de sirop d'érable, cherchant en eux une espèce de salut à son enfance défaillante. Fini le cuisinier séducteur hype, place à une espèce d'enfant geignard qui se repose d'autant plus sur sa compagne Marion, une femme dévouée et proprette sur elle dont le souci a toujours été de plaire à tout le monde, au détriment de ses envies, et même de ses pensées (« Marion n'aimait pas entretenir des pensées négatives envers sa ville, et elle s'empêchait de le faire en s'accrochant avec vigueur à chaque indice lui permettant de croire que la réalité correspondait – dépassait même – le rêve » ; ce passage pouvant d'ailleurs être rapproché de son couple et de sa vie, du moins au début).
Le contrat implicite sur la base duquel le couple s'est construit étant donc fissuré, on observe une espèce de déséquilibre qui ne peut pas durer. Marion, si gentille, si parfaite, si en maîtrise d'elle-même, finira par péter un câble (on ne pouvait que trop le lui conseiller) et découvrir l'égoïsme, la méchanceté et le plaisir rien que pour soi : « Marion a cessé de brasser la soupe, épatée par l'aisance avec laquelle elle avait formulé cette méchanceté. Elle comprenait […] qu'un changement s'opérait en elle. Elle ne pouvait pas savoir s'il était provoqué par la transformation d'Adam depuis l'accident, mais elle ne pouvait s'empêcher de constater que, loin de vouloir jeter la faute sur la jeune inconnue de la plage par qui la crise était arrivée, elle ressassait plutôt une fureur contre lui, sa faiblesse, son égocentrisme, son manque de résilience. Lorsqu'elle s'y abandonnait, le mépris la traversait comme un torrent, et elle restait éberluée par le discours si construit, si impitoyable qu'elle formulait sans peine. Comme si elle s'y préparait depuis toujours. »
Les pires travers cachés en Marion et Adam ressortent donc : méchanceté et égoïsme comme exutoire pour la première, lâcheté et auto-apitoiement pour le second. Adam n'affronte rien, ne sait pas communiquer, et attend que les autres arrangent les choses pour lui à sa place et le comprennent alors que lui-même en est incapable. Curieusement je n'ai ressenti ni compassion, ni sympathie pour ces personnages en plein burn-out, et dont le mode de vie bobo est en pleine explosion. Peut-être parce qu'ils n'ont aucune envie de le reconstruire, sans pour autant savoir où ils vont ? Peut-être parce qu'ils n'ont aucune compassion eux-mêmes pour Celia, qui d'ailleurs assez symboliquement, n'a d'autre place qu'en début et fin du roman, de manière séparée, pour montrer combien leurs vies sont aux antipodes les unes des autres ? Ou tout simplement parce que
Fanny Britt n'en a pas non plus, qu'elle se délecte des misères de ces deux personnages un peu vains, occupés seulement d'eux-mêmes, qui sont complètement perdus quand leur cadre et leurs certitudes se fissurent. J'y ai lu une critique en filigrane de cette frange de la société, privilégiée, qui ne regarde rien d'autre que son nombril, au mépris des autres, moins fortunés mais plus clairvoyants, et qui ne supporte pas la réalité qui sourd du choc entre ces deux mondes.