Du bel ouvrage, solide et enchanteur
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Ce tome n'entretient pas de rapport avec
Marvels (1994) de
Kurt Busiek &
Alex Ross, si ce n'est d'avoir le même scénariste. Il s'apprécie mieux avec une connaissance préalable de l'univers partagé Marvel. Il regroupe les épisodes 1 à 6, initialement parus en 2021, écrits par
Kurt Busiek, dessinés et encrés par
Yildiray Cinar, avec une mise en couleurs réalisée par
Richard Isanove pour les épisodes 1 à 5, et par le studio Furu-eFX pour l'épisode 6. Les couvertures ont été réalisées par
Alex Ross. Il contient également les couvertures variantes réalisées par Gabrielle Dell'Otto,
Steve Epting,
Carlos Pacheco,
Dan Panosian,
Dave Johnson,
Greg Smallwood,
Mahmud Asrar,
Dustin Weaver.
En 1947, en Indochine française dans la province de Sin-Cong, trois hommes d'affaires discutent de l'état de la région avec le départ des Japonais, mais le retour des Français : Wong Daochu, monsieur Khruul, Jacques Duquesne. Soudain une femme asiatique court vers leur table en terrasse, dans une belle robe de soirée révélatrice, déchirée. Elle requiert leur aide car elle est poursuivie par les superhéros du All Winners Squad. Ils acceptent de l'abriter sous réserve qu'il y ait quelque chose à gagner pour eux : elle dit s'appeler Lotus. Il y a dix-sept ans dans l'état libre de Sin-Cong, un détachement militaire guide le civil Reed Richards et le militaire Ben Grimm vers un crâne géant dans la jungle, avec deux immenses cornes et des canines inférieures très proéminentes. Il y a douze ans, dans les Territoires Unis du Sing-Cong Ouest, Daredevil se produit sur une scène dans une base militaire pour divertir les troupes basées là. le simple soldat Thompson surprend une conversation sur un trafic.
Il y a sept ans de cela, Iron Man et Thor se battent contre un serpent de mer, dans la mer de Chukchi, vers Point Hope en Alaska. Ils finissent par le neutraliser par la force, et leur ennemi se dissout dans l'eau. Dans dix jours de cela, dans un vaisseau en orbite autour de la Terre, Captain America effectue un saut dans le vide, bouclier en avant. Il chute à une vitesse vertigineuse vers un dôme noir qui recouvre une portion importante du territoire de la République Socialiste de Siancong. Il tire sur le dôme avec une arme confiée par Doctor Strange et le choc de l'impact lui permet de passer au travers et d'atterrir sous le dôme. Il se met à courir pour se rendre à sa destination. Il est intercepté en cours de route par des soldats. Il parvient à les assommer et se rend compte que, sous leur casque, ce ne sont pas des humains. Il parvient enfin au pied du temple qui constitue sa destination : il en voit sortir Lady Lotus, et d'autres soldats qui ouvrent le feu, pendant que cette belle femme en robe violette fendue lui dit qu'il n'aurait pas dû venir seul. Il répond qu'il n'est pas venu seul : derrière lui, se tiennent Vision (Aarkus), Aero (Lei Ling), Black Cat (Felicia Hardy), Iron Man (Tony Stark), Storm (Ororo Munroe), Human Torch (Johnny Storm), Kevin Schumer, Warbird. Au temps présent, Steve Rogers déguste un hotdog à Prospect Park dans Brooklyn en compagnie de Carol Danvers. Kevin Shumer en profite pour les prendre en photo et la charger sur les réseaux sociaux.
Voilà un projet bien mystérieux quand il débute : le retour de
Kurt Busiek chez Marvel pour une série annoncée comme d'une ampleur impliquant tous l'univers Marvel, mais sans indication claire de l'intrigue. La quatrième de couverture promet un nombre conséquent de superhéros, et c'est le cas, plus de soixante-dix au bas mot. le lecteur tire son chapeau au dessinateur qui parvient à tous les faire tenir dans les cases (pas tous dans la même) et à reproduire les différents costumes, sans erreur, permettant de les identifier assez facilement. Il apparaît aussi bien des superhéros très connus comme
Spider-Man, Captain America, Iron Man, que d'autres moins célèbres comme Punisher, ou Whizzer. Voire il faut un peu de recherche au lecteur pour être sûr d'identifier Aarkus (Vision), personnage créé en 1940 par
Joe Simon &
Jack Kirby, ou Red Raven créé la même année par
Joe Simon & Louis Cazeneuve. le scénariste intègre une superhéroïne plus récente : Aero, créée en 2018 par Keng & Zhou Liefen pour le marché chinois. L'artiste impressionne tout du long avec une représentation reproduisant le dynamisme des superhéros, la dimension spectaculaire de leurs superpouvoirs au premier degré, et une forme de réalisme rappelant celui de
Brent Anderson sur Astro City, la série majeure de
Kurt Busiek.
Alors que l'épisode 1 est double, le lecteur éprouve la sensation de ne pas être beaucoup plus avancé quant à l'intrigue, en entamant le numéro deux. Non content de mener son récit sur plusieurs époques en simultané, ou en tout cas de faire des retours en arrière, de mettre en scène une pléiade de superhéros, le scénariste en invente en plus quelques-uns : Kevin Schumer qui semble être le personnage principal, Warbird (troisième du nom). Il en ramène d'autres assez confidentiels comme Threadneedle (créé par ses soins avec
Alex Ross en 2019), ou encore Ace (créé en 1985, par
Peter David, Mark Beachum,
Josef Rubinstein,
Mark Bright). C'est un festival, totalement maîtrisé par le scénariste qui sait construire des séquences brèves, claires, et qui ne nécessitent pas de reconnaître chaque personnage, mais ça apporte plus de saveur pour un lecteur capable de le faire. le lecteur se laisse donc porter par l'enchaînement de séquences : un crâne de monstre géant dans la jungle, un temple perdu avec une supercriminelle en robe de soirée, un hotdog dans le parc, une balade touristique en Fantasti-Car dans le ciel de New York pour apercevoir des superhéros,
Punisher en train d'abattre froidement des criminels, un jeune homme prenant son petit-déjeuner avec ses parents âgés, le pillage de décombres, les superhéros discutant de la marche à suivre dans leur base secrète, l'évocation des équipes de superhéros ayant combattu pendant la seconde guerre mondiale (Les Invaders, All Winners Squad, Kid Commandos), aller chercher conseil auprès du Conseil Silencieux de Krakoa, etc.
Kurt Busiek fait effectivement honneur à la richesse foisonnante de l'univers partagé Marvel, à la fois du point de vue des différentes générations de superhéros, à la fois à divers endroits du globe. le lecteur un peu tatillon finit par s'interroger sur la temporalité du récit qui commence donc en 1947, puis qui établit des dates en fonction du temps présent, mais en même temps avec des marqueurs temporels qui peuvent laisser supposer que le temps présent n'est pas forcément celui de la publication du récit, mais peut-être celui calé sur un début d'activité des superhéros comme
Spider-Man et l'équipe des Fantastic Four en 1961. le dessinateur impressionne tout du long, non par des planches très spectaculaires ou à l'esthétique affirmée, mais pas la solidité et la constance de sa narration visuelle. Outre la multitude de personnages à mettre en scène, les divers environnements, et les scènes de combat, il parvient à conserver une dimension humaine. Kevin Schumer est un jeune homme entre vingt et trente ans, sans capacité physique extraordinaire, et le lecteur voit bien en quoi il est en décalage par rapport avec les superhéros habitués à affronter des gaillards dotés de superpouvoirs offensifs et destructeurs. Alors que passé la moitié du récit, les civils se font plus rares, Schumer continue d'incarner l'individu normal au milieu des superhéros, ce qui permet de faire ressortir le côté merveilleux de leurs capacités extraordinaires.
Le scénariste raconte bel et bien une histoire de superhéros
Marvel, sans fausse honte, sans condescendance vis-à-vis des conventions du genre. Oui, les superhéros portent des costumes moulants colorés. Oui, ils disposent de superpouvoirs le plus souvent pyrotechniques et allant à l'encontre de la réalité, des lois de la physique et de la biologie. Oui, c'est ce qui fait le spectacle et qui confère une dimension merveilleuse à ces aventures. le dessinateur embrasse lui aussi, sciemment et volontairement, les conventions visuelles correspondantes : Daredevil bondissant, Lady Lotus dans une robe moulante fendue, Ace sur une grosse moto (même dans des endroits où ça n'a aucun sens), Black Cat et son décolleté plongeant, un commando de l'armée américaine qui progresse à toute allure avec des motos à trois roues dans une jungle dense,
Spider-Man qui se balance au bout de sa toile en lançant des vannes, des gros monstres issus des années 1950, etc. Au cours de quelques séquences, le lecteur éprouve même la sensation que
Busiek lui-même joue aussi avec des conventions des récits d'aventures du vingtième siècle, du temple caché dans la jungle, à une forme plus insidieuse des États-Unis venant faire la police dans ce pays asiatique fictif.
Quoi qu'il en soit, un comics de
Kurt Busiek, ça se refuse rarement. le lecteur assidu de sa série Astro City finit par se dire qu'il a plongé dans une version un peu édulcorée, avec un dessinateur qui concilie l'apparence pétante des comics de superhéros traditionnels, et une sensation plus à dimension humaine. Mais très vite, il se retrouve emporté par la verve calme et riche de la narration. L'écriture de ce scénariste ne donne pas dans la vitesse à tout prix, et préfère prendre le temps de poser les choses. Cela peut rebuter certains lecteurs, et d'autres peuvent apprécier cette manière d'étoffer les situations, les personnages, de prendre le temps de mettre à profit la richesse de l'univers partagé
Marvel. Sous réserve qu'il s'adapte à ce rythme moins frénétique que d'habitude, il a tôt fait de ressentir le plaisir de l'aventure, du merveilleux de ces personnages hors du commun, risquant leur vie dans des combats plus grands que nature.