Connaissez-vous Abraham Sonne ? Alias "Dr Sonne", alias Avraham Ben-Yitzhak (1883 Pologne - 1950 Israël) ? Non ? Deux personnes en tout cas l'ont bien connu. le jeune écrivain
Elias Canetti déjà, qui l'a fréquenté quotidiennement de 1933 à 1938, notamment au Café Museum de Viennes, coeur de l'intelligentsia autrichienne de l'entre-deux guerres.
Puis plus tard, la poétesse et femme de lettres
Leah Goldberg, en Palestine, où Sonne émigra au moment de l'Anschluss.
L'un et l'autre pourraient dire de Sonne qu'il suscitait une grande admiration dans les cercles qu'il fréquentait. Homme secret, sa parole est rare, mais sa parole est d'or. Elle témoigne d'une acuité et d'une culture hors du commun. Sonne "parlait comme Musil écrivait" (Canetti), sans que rien dans son propos ne paraisse jamais ressassé. L'écouter, c'était recevoir une sagesse, mûre, pénétrante, formidablement avisée; et en même temps une parole spontanée, librement déployée dans l'instant, évanescente, volatile. A peine éclose, déjà disparue. Comme le déplore le préfacier
Marco Filoni, "Combien de sagesse humaine, sagesse d'un poète et d'un penseur, est de ce fait perdue !"
Sonne n'a pas fait "oeuvre". le grand drame de la vie de Sonne: tous ses carnets, ses manuscrits de jeunesse ont disparu dans l'incendie de la maison polonaise de sa mère, en 1915, dans l'effervescence meurtrière de la Grande Guerre. Sonne en restera affecté jusqu'au bout. Aujourd'hui il reste d'abord de lui onze poèmes, tenus pour le fondement de la poésie hébraïque moderne.
Sonne fuyait la publicité, toutes formes de notoriété. Il refusait qu'on le cite, permettait qu'on le pille. Car (peut-être) la pensée est faite pour circuler, pas pour être signée. Car la pensée est "lumière" mais il est inconvenant de se mettre, soi, dans la lumière. Ou pour d'énigmatiques raisons personnelles, ou pour quelque principe intransigeant. Ou pour l'impossibilité de refaire oeuvre après la perte de l'Oeuvre. Ou pour la triste insignifiance des mots face à l'implacable mécanique de l'histoire: la tête d'affiche a des bruits de bottes, des relents de folie, de violence, de bêtise. Ou... pour avoir la paix, le loisir de se dédier à la saine rumination.
A son insu ou après sa mort,
Elias Canetti et
Leah Goldberg ont chacun pris le temps de retranscrire leurs souvenirs. Accro Editions a eu la bonne idée de rassembler leurs écrits.
En premier dans le livre, la présentation par
Elias Canetti peut faire penser au Loup des Steppes de Hesse ou au Monsieur Teste de Valéry.
"Quand il avait dit ce qu'il avait à dire, on se sentait éclairé, rassasié, c'était quelque chose d'achevé dont il n'y avait plus à parler : qu'aurait-on pu encore y ajouter ?"
Plus qu'un portrait, Canetti décortique en fait largement la raison de l'aura du Dr Sonne, et déjà sur lui-même. Les observations sur ses fonctionnements sociaux dressent un portrait précis tout en restant largement a-psychologique. Sonne reste un mystère, du moins est-il possible de décrire par le détail l'impression qu'il produit. de donner, comme dans un
théâtre d'ombres (les ombres de "Sonne") une fantasmagorie satisfaisante.
Fantasmagorie obligée, car le Dr Sonne n'est pas une personne qui se confie. Ni même qui considère que son petit cas personnel a la moindre importance. Canetti dit: "Il y avait d'abord cette impersonnalité totale. Il ne parlait jamais de lui. Il ne disait jamais rien à la première personne."
Si la personnalité sociale de Sonne devient plus familière, il n'en sera pas plus proche, plutôt plus énigmatique. Quitte à en faire un modèle (ce qu'il a été pour Canetti: le "plus grand des modèles"), il s'agira plutôt d'un modèle abstrait, archétypal. Non pas d'un modèle fondé sur une identification par l'empathie. Face à l'absence de Sonne, Canetti remplit lui-même l'espace de la personnalisation du discours, de sa prise en charge émotionnelle, et son "je" ne cesse de renvoyer à "lui", Sonne.
La partie de
Leah Goldberg est tout aussi agréable dans son écriture littéraire mais peut-être plus inégale dans son intérêt. Certaines anecdotes nous éloignent de Sonne et sont moins mémorables. D'autres dévoilent une belle sensibilité. En tout cas la fin achève le portrait de manière bouleversante, et justifie sa cohérence globale, la complémentarité des deux parties.
Ce sont globalement deux regards d'excellents écrivains, regards sur un autre, peut-être plus grand encore; un écrivain sans oeuvre, dont l'importance se mesure à sa suite, aux personnes et aux écrits qu'il a inspirés. Tel un discret Socrate, semençant mais ne récoltant pas.
Les deux textes vibrent à l'unisson. L'argument commun étant qu'aucune de leurs transcriptions ne sera fidèle de la richesse de sa pensée.
Cette recherche de fidélité dans le portrait, portrait d'un homme épris de justesse et de précision, constitue un hommage poignant. On sent, dans cette envie de faire parler les souvenirs, leur grande affection pour la personne qu'il a été, et un remerciement pour ce qu'il continue de représenter pour eux.
Une belle lecture, à partager.
**Merci à Accro Editions et Babelio**