Poème lyrique et réflexion métaphysique sur la mort, incarnée par la voix de
Virgile, le roman d'
Hermann Broch retraçant les dernières dix-huit heures de vie du grand poète latin est une oeuvre totale et unique dans son genre. Et - à condition bien sûr d'y adhérer – une expérience de lecture intégrale, qui occupera l'esprit du lecteur pleinement, hautement, longuement...
Porté par une ambition de transcendance hors toute mesure, radical dans son effort titanesque de faire exprimer par le langage littéraire quelque chose qui se situe par principe au-delà de tout langage humain, rédigé dans un style poético-philosophique touffu, fastueux – parfois jusqu'à devenir pesant quand celui-ci se maintient sur quelques pages d'affilée dangereusement «au bord de l'informe», selon l'expression judicieuse utilisée par
Claudio Magris dans un article consacré à l'auteur –,
LA MORT DE VIRGILE est un roman réputé pour son degré très élevé d'abstraction, par moment quasiment impénétrable – jusqu'à être considérée par certains lecteurs, ou auteurs, tel
W. G. Sebald, comme de la «pure mystification»!
Dans tous les cas, il serait souhaitable, pour ceux qui se sentiraient prêts à tenter l'expérience, et pour essayer de l'apprécier à sa juste mesure, de l'approcher autant comme une oeuvre littéraire certes à très haute prétention philosophique, que –et peut-être encore davantage- comme une composition lyrique, une très vaste élégie en prose et partition symphonique consacrée à la mort en tant qu'apothéose cognitive.
(À ce propos, pour la première fois en ce qui me concerne – chose inimaginable jusque-là !-, l'envie m'a pris d'accompagner ma lecture par de l'écoute musicale, et ce jusqu'à me faire noter quelques titres dans la perspective d'une éventuelle relecture - dont je pourrais citer, à titre d'exemple, et conseiller, pourquoi pas, «La Nuit Transfigurée» de Schoenberg, parfaite à mon sens pour la toute dernière partie du roman!)
LA MORT DE VIRGILE peut aussi être envisagée comme une rhapsodie homérique narrant la désagrégation progressive des images mentales à l'approche de la mort («la vie humaine est soumise à la grâce et à la malédiction des images, ce n'est qu'en images qu'elle peut se concevoir elle-même»), la fragmentation des souvenirs personnels du poète jusqu'à leurs derniers maillons symboliques, antérieurs à toute forme de pensée, et son retour, enfin, à l'Ithaque d'avant naissance...
Broch confère au franchissement que représente la mort la possibilité d'accéder à une forme de connaissance totale, permettant en l'occurrence au poète de relier ce qu'il possédait de plus singulier et de plus intime, aux plans universel et cosmique. de replacer son parcours terrestre et le sens de son oeuvre dans le cours de l'Histoire et dans le courant ininterrompu de l'humanité, dans le «majestueux écoulement fluvial du troupeau nu». de bannir toutes limites spatio-temporelles à sa conscience et de disloquer progressivement son identité personnelle vers une sorte de noosphère, avant de la voir peu à peu se dissoudre dans l'Intemporel. Et -pari encore plus délicat en s'agissant de mort et de transcendance– Broch s'évertue à attribuer une stature sacrée à l'expérience de mort vécue (pardon pour l'oxymore !) par le poète, tout en y convoquant accessoirement le religieux :
Virgile, mort moins de vingt-ans avant la naissance du Christ, a durant ses visions fiévreuses comme l'intuition de l'avènement proche d'une nouvelle ère monothéiste, et d'une mystique proche du christianisme dont le règne et l'aura divin entourant la personnalité d'Auguste auraient pu constituer les prémisses. L'écrivain réussira néanmoins à écarter toute dimension ouvertement confessionnelle et/ou personnelle à son oeuvre (d'origine juive,
Hermann Broch se convertit tardivement au christianisme). Un vrai tour de force qui ne laissera pas indifférents, je pense, des lecteurs qui, quoiqu'agnostiques comme moi, ou franchement athées, n'auraient pas pour autant renoncé à pratiquer le doute vis-à-vis de leurs propres convictions métaphysiques (ou matérialistes)...
Ce dernier aspect semble par ailleurs lui avoir valu, toujours selon Magris, d'être devenu «suspect», aussi bien aux yeux de certains conservateurs «traditionnalistes», qu'à ceux des «post-modernes admirateurs du vide, dans la mesure où il [Broch] avait soumis ce dernier à une critique implacable».
Herman Broch fait partie, avec
Thomas Mann et
Hermann Hesse, de la sainte trinité du grand roman de langue allemande de la première moitié du XXe qui, abordant de grands sujets universels et philosophiques, ne cèdera pourtant pas à la tentation de quitter les territoires de cette rationalité si caractéristique de la pensée germanique. Ainsi, dans
LA MORT DE VIRGILE, les efforts de l'auteur pour conduire la langue au bout de ses ressources sont saisissants, mais ne présentent à aucun moment le caractère désinvolte et farfelu des péripéties langagières proposées par un Joyce (ce dernier étant par ailleurs très admiré par Broch).
Le souci de cohérence et de rationalité discursive ne désertent jamais sa plume, y compris lorsque les tautologies, antinomies, oxymores et autres antilogies envahiront la prose, faisant la langue littéraire et poétique de
Virgile tourner en bourrique, révélant par cette même occasion ces solives brutes du langage humain que nous essayons de notre mieux à cacher derrière de belles moulures rhétoriques. La fièvre de
Virgile finira par les effriter peu à peu, surtout lorsque le lyrisme dissonant de sa langue mourante l'amènera à vagabonder aux portes de l'indicible, dans ces régions extrêmes et inhospitalières à une parole bien charpentée, plus réceptives aux images éthérées et aux sons purs.
LA MORT DE VIRGILE, divisée en quatre grandes parties, pourrait, si on veut bien, inspirer également quatre mouvements symphoniques :
1er Mouvement : «L'Eau - L'Arrivée» (Adagio con Brio):
Le vaisseau qui transporte le poète, parti de l'Épire avec la flottille d'Auguste, qui était venu personnellement le chercher à Athènes, arrive sur la rade de Brindisi à la tombée du jour, le 20 septembre de l'an 19 av. J.-C. Une fois à quai, les esclaves accompagnant un
Virgile malade ne tenant déjà plus debout, allongé sur une litière mais suivant précieusement du regard le manuscrit original de L'Énéide qu'il transporte avec lui, avancent pas à pas, péniblement, au milieu de la confusion qui règne dans le port et dans la ville, provoquée par l'immense foule venue acclamer l'Empereur rentré en Italie le jour même de son anniversaire. Pour échapper à la multitude, la suite devra emprunter des détours et des raccourcis, traversant entre autres une ruelle où le poète moribond, exposé aux insultes et à la «nudité du rire» des plus misérables, mêlera dans son esprit l'avalanche de ces voix moqueuses avec les cris d'Érinyes venues le traquer : au milieu de la jubilation que représente l'offrande de l'Énéide à la gloire d'Auguste, couronnant de lauriers sa carrière de poète, il commence à percevoir devant lui l'oeil d'une longue nuit de fièvre et de doute. La suite arrive enfin au palais, et
Virgile est installé dans une chambre.
2ème Mouvement : «Le Feu - La Descente» (Molto Agitato)
En présence d'un enfant qui s'était mystérieusement joint aux esclaves pendant le trajet jusqu'au palais, et que le poète avait finalement autorisé à rester auprès de lui dans sa chambre, le coffret contenant le manuscrit de l'Énéide juste à côté du lit où repose son corps,
Virgile, de plus en plus fiévreux, alternant des mouvements animiques d'ascension et de descente, errant entre anabase et catabase, sera livré durant une très longue et éprouvante nuit aux affres d'une horreur sans limites, au «vide ricanement du néant», ainsi qu'aux caprices de volte-face éphémères induits par l'espoir de trouver un abri dans les souvenirs de son enfance de paysan ou encore dans l'extinction définitive de sa voix de poète «parjure» qui n'aurait pas été «à la hauteur de la grâce qui lui avait été faite». Pour le lecteur, ce sera aussi le passage le plus éprouvant du roman, avec ses très longs paragraphes concentriques, parfois étalés sur plusieurs pages, où il avancera comme le poète, empêtré dans ce que le langage humain a à la fois de plus touchant et de plus précaire.
«Quand l'âme est étendue pour le sommeil, pour l'amour et pour la mort (...) c'est une âme infiniment étendue, enclose sans fin pour le cercle des temps, tout comme le paysage qu'elle est elle-même devenue, elle passe comme celui-ci par tous les âges ; elle va de l'âge d'or à l'âge d'airain, et même encore au-delà, jusqu'au retour de l'âge d'or, et parce qu'elle est modelée sur le paysage, elle est également une frontière qui sépare, qui réunit les sphères, entre les régions supérieures et inférieures – âme semblable à Janus dans son infini dans les deux sens, étendue à l'infini, reposant dans la pénombre, si bien que sa conscience aux aguets, sans unir le haut et le bas, peut donner à ces zones une égale importance, pendant que l'événement comme tel, en revanche, perd de son importance, indigne d'être épié et appréhendé par la conscience.»
Au petit matin, en tout âme et conscience,
Virgile prend la décision de brûler l'Énéide.
3ème Mouvement «La Terre - L'Attente» (Moderato Affetuoso)
La matinée déjà avancée,
Virgile est réveillé par la présence diaphane de l'enfant, Lysanias (ou serait-ce l'esclave - cela n'a d'ailleurs plus aucune importance pour lui: ainsi que de la magnificence qu'il avait pu attribuer à son Énéide, il s'était débarrassé en même temps au cours de sa longue nuit de la surface visible des phénomènes comme d'un «vêtement inutile»).
L'enfant lui annonce la visite de ses amis Plotius Tucca et Lucius Varius, venus exprès de Rome pour le rencontrer. Ceux-ci, à la grande surprise du poète, sont au courant de son dessein de détruire le manuscrit (l'esclave aurait entendu ses divagations nocturnes ?). Ils essaieront par tous les moyens, mais en vain, de l'en dissuader. Après leur départ, ce sera Auguste en personne qui viendra à son chevet avec la détermination de repartir avec le précieux coffret. Il s'en suivra une passionnante joute philosophique entre l'empereur et
Virgile, un long dialogue où il sera entre autres question du rapport ambigu de l'art au pouvoir (« le peuple a besoin de symboles », insistera Auguste), ou de l'impuissance du poète à empêcher le mal et la destruction, ou à contribuer à l'avènement d'un ordre nouveau («l'art, aujourd'hui, n'a plus de tâche à accomplir» décrète
Virgile).
«L'arme abattit jadis le premier ancêtre et toujours sans cesse, répétant le meurtre, l'homme s'extermine par soi-même, par la force des armes qui s'entrechoquent ; anéantissant l'homme pour se faire un esclave, il est lui-même esclave de son arme, faisant craquer la création, la livrant aux brasiers d'incendie, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus que pétrification glacée» : le seul héros qui mériterait d'être chanté, affirme-t-il face à César, sera «celui qui le premier acceptera d'être désarmé».
(Je ne pense pas spoiler en vous indiquant qu'en définitive, le divin Auguste repartira avec le coffret contenant le plus grand poème épique de l'antiquité latine...)
4ème et dernier Mouvement : «L'Éther - le Retour» (Largo e maestoso)
Après le départ d'Auguste, tout devient murmure et ruissèlement apaisé autour de lui. «Ce murmure existait tout simplement, il n'était pas nécessaire de prêter oreille pour l'entendre, aucun effort n'était nécessaire pour le retenir ; bien plus, cette manifestation de murmure ne demandait pas à être retenue, car elle s'efforçait d'aller plus loin». L'image humaine et évanescente créée par les derniers battements du coeur spirituel du grand poète sera celle d'une traversée en bateau, transfiguration et leitmotiv principal des cinquante dernières pages du roman rédigées sous la forme d'un hymne magistral élevé à la dissolution de l'être dans le Grand Tout.
Une oeuvre d'une telle ambition et envergure ne peut que susciter des jugements à sa hauteur : on en sera subjugué, ou on la détestera... Les interprétations qu'elle peut susciter sont multiples, diverses, parfois divergentes aussi, à l'instar d'autres grands romans révolutionnaires de la modernité (et dont l'Ulysse de Joyce deviendrait en quelque sorte le parangon).
C'est ainsi que certains liens existants entre le sens de l'oeuvre et le contexte dans lequel celle-ci avait été rédigée, ont pu être évoqués par ses commentateurs. L'écrivain sortira in extremis de son pays (Autriche), en 1939, grâce à l'intervention d'intellectuels et d'écrivains européens de renom ( Joyce, d'ailleurs, encore une fois, en ferait aussi partie ). Son manuscrit sous le bras, Broch le retravaillera sans cesse durant son exil pour le publier enfin, d'abord dans sa traduction en langue anglaise, aux Etats-Unis, en 1945. À quoi servirait de continuer d'écrire lorsqu'il faudrait plutôt agir? À quoi aurait servi, entre autres, tout le foisonnement artistique de la Mitteleuropa entre les deux guerres face à la montée des totalitarismes dans le continent? À quoi en définitve sert l'Art face à la barbarie? Ou enfin, pour dire les choses autrement, toujours dans le contexte de l'époque où le roman fut écrit, et avec la stupeur d'un
Adorno : comment écrire un poème après Auschwitz..?
Pour finir ce billet trop excessivement bavard (et peut-être aussi un peu déplacé dans le cadre d'un «after» festif que nous tenterions encore de prolonger - excusez, alors, les amis!), je dirais, et je l'espère pour tous, qu'on aura largement le temps avant de se décider à lire, ou à relire
LA MORT DE VIRGILE, et de choisir le moment idéal pour le faire!
Et, pourquoi pas, différer cette lecture éventuellement au moment où l'on aura la fâcheuse sensation de commencer à entendre la Camarde rôder dans nos parages?
Parce que, croyez-moi, la mort va très bien à
Virgile! Et aussi, parce que c'est juste beau à en mourir...