Dans cet essai stimulant de
Barbara Cassin, il est question des mots. On pourrait le résumer simplement : « Je parle, donc, je suis » ou « Comment faire les choses avec des mots ».
S'en tenir là serait pourtant caricaturer la pensée si riche de
Barbara Cassin, directrice de recherches au CNRS, philologue et philosophe, spécialiste de l'Antiquité grecque.
Voilà une femme brillante (« femme-philosophe » un concept important pour elle) qui ne se contente pas d'explorer un territoire déjà fort complexe, de traduire
Parménide et
Aristote, mais qui, par des rapprochements avec des domaines contemporains, comme la psychanalyse et
la politique (voir ses billets dans la presse), montre que l'Antiquité a encore quelque chose à nous dire.
« Dire » en effet, chercher ce que « parler veut dire » a des enjeux considérables dont nombre d'hommes politiques feraient bien d'être conscients.
Le langage fait « quelque chose ». Il est démiurgique. Il peut même créer, une nation, un peuple « arc-en-ciel » comme le montre l'exemple de la commission « Vérité et réconciliation » présidée par
Desmond Tutu en Afrique du Sud.
Dans « Jacques
le Sophiste », [« Jacques » comme
Jacques Lacan et « Sophiste », comme … « sophiste »],
Barbara Cassin met en parallèle ou plutôt noue la psychanalyse et la sophistique.
Lacan disait en effet que « la psychanalyse, c'est la présence du sophiste à notre époque, avec un autre statut ».
Le titre « Jacques
le Sophiste » fait aussi écho à « Jacques le Fataliste » et lie l'analyse au destin.
Rappelons brièvement que la sophistique est un ensemble de doctrines, une attitude intellectuelle, une posture de professeurs, représentée par
Gorgias,
Protagoras et d'autres et que, par extension, elle désigne une philosophie de raisonnement verbal, sans sérieux.
Socrate a d'ailleurs été condamné parce qu'il était un sophiste.
La sophistique si décriée est donc une anti-philosophie. Contrairement à
Platon et
Aristote (la « connerie » d'
Aristote, dit
Lacan), elle affirme que les mots ne renvoient qu'à eux-mêmes et non à autre chose (une Idée, un signifié, l'Etre). Elle est contre-ontologue. C'est elle qui crée l'Etre. Elle n'est pas créée par l'Etre.
Comme les psychanalystes, les sophistes faisaient payer leur pratique. Ils vendaient un savoir-faire qui sert à quelque chose. L'argent garantit aussi qu'il ne s'agit pas de toucher à la vérité, qui ne peut être payée, dans tous les sens du terme.
Si donc les mots ne se rapportent qu'à eux-mêmes, le logos (le discours) devient alors « pharmakon », c'est-à-dire drogue, médicament ou poison.
Les mots tuent, mais les mots soignent. Les mots permettent de réorganiser l'âme.
Comme les sophistes, les psychanalystes lacaniens font jouer la force du « dire ». Il s'agit d'en découvrir le sens, qui parfois se cache sous le non-sens.
« Gardez-vous de comprendre » dit
Lacan. Il n'y a pas un signifiant pour chaque signifié, comme l'affirme
Aristote. Il n'y a pas de vérité.
A ce propos,
Barbara Cassin parle de la pratique désastreuse qu'elle a constatée dans des hôpitaux psychiatriques, dont Sainte-Anne, l'horreur de l'absence du discours-pharmakon remplacé par les neuroleptiques.
Bien d'autres thèmes sont abordés dans ce riche essai : la jouissance du discours, les homonymies, le rapport de la femme au langage.
« Jacques
le Sophiste » débute et se termine sur deux anecdotes personnelles racontées par
Barbara Cassin qui, elle le dit souvent, c'est ni psychanalyste, ni analysée.
La première est sa rencontre avec
Lacan : elle le prend pour quelqu'un d'autre, il la confond avec une autre. Ironie des faits.
Lacan souhaitait la faire parler de doxographie, c'est-à-dire de la transmission de fragments de textes dans l'Antiquité, notamment présocratiques, qui fonctionne par citation de citations, de « perte en perte ».
La dernière histoire concerne une expérience faite par
Barbara Cassin dans sa jeunesse avec des adolescents psychotiques qu'elle avait accompagnés en camp. Histoire tragique, car l'un deux se noie, mais au retour, un jeune homme mutique retrouve la parole grâce à l'injonction de
Barbara Cassin qui, épuisée d'être sans cesse réveillée par lui, lui dit « Je me réveille parce que tu me réveilles. Mais alors je t'écoute. Toi, à ton tour, en ce cas, en échange, tu dois dire quelque chose ».