Un effort constant pour saisir le politique dans ses multiples et différents points d'irruption
« l'étranger porte au coeur du monde autochtone le type d'hétérogénéité et de diversité qu'on n'attend et qu'on ne tolère normalement qu'à distance »
Dans leur introduction générale « La République vue par une étrangère »,Isabelle Clair et Elsa Dorlin présentent le parcours de l'autrice et abordent, entre autres, la recherche historique, l'enfouissement de « l'histoire des vaincus », la mise à jour de « traditions cachées », du Journal des dames (au XIXe siècle en Grèce), ce qui relève déjà du « politique » dans les expériences singulières, les graines de révolte, « le personnel est politique », Olympe de Gouges, ce qui « se trame à l'ombre des Lumières », le féminisme, ce qui empêche la fête de se tenir, la philosophie politique, la critique de la naturalisation, le privé et ce qui légitime pour certain·e·s « un territoire d'exception aux pensées de l'émancipation », la notion de « genre », les catégories d'analyse et leurs situations historiques et sociales, la parité versus l'égalité, le travail d'historicisation, le « risque de fâcher », la multiplicité, les « parias ».
Le titre de cette note est emprunté à l'introduction dont je reproduis le dernier paragraphe :
« Tous les textes qui composent cet ouvrage nous ont paru les plus pertinents pour éclairer l'itinéraire intellectuel d'Eleni Varikas. Ces textes ont structuré nos réflexions, ils les ont enrichies, et ils nourrissent nos engagements. Ils ont été choisis, en dialogue avec leur auteure, pour leur représentativité thématique et leur exhaustivité chronologique. Ils permettent de former un ensemble qui restitue sa pensée politique et ils témoignent de l'originalité et de la centralité de sa contribution théorique aux études féministes et aux études de genre, comme à l'histoire et à la science politique. Cet ouvrage tente de donner corps aux compagnonnages intellectuels et affectifs tissés par et autour d'Eleni Varikas : le choix des articles et des interventions, qui étaient pour une part devenues introuvables, celui des personnes qui ont eu la générosité d'introduire les textes, comme l'agencement général du livre incarnent le dialogue continué qu'elle a toujours su rendre possible entre les disciplines, les générations, les traditions critiques et les luttes sociales. »
Devant la richesse des propos, la force des analyses, la diversité des sujets traités (et certaines miennes incompétences), je choisis subjectivement de n'aborder que certaines idées développées dans les textes d'introduction et les textes d'Eleni Varikas.
Michèle Perrot parle, entre autres, de la genèse d'une conscience féministe dans la Grèce du XIXe siècle, de lecture, d'ouverture à l'exploration de soi, de la revendication du « mariage d'amour », de l'imaginaire et de ses potentialité de subversion, « le désir est une révolution en puissance », de sentiment de différence, de la commune « condition », du « nous » distinct des « ils » du pouvoir, de l'accès « au statut d'individu universel, sans limite liée au sexe »…
Eleni Varikas rend compte d'un « processus par lequel ces femmes furent amenées à réélaborer les données objectives de leur existence, à contester la signification sociale qui était accordée à celle-ci, et à construire dans ce processus une identité collective leur permettant d'agir en tant que groupe pour transformer leur position ». Elle aborde l'univers de l'éducation féminine au XIXe siècle, l'accès à la lecture, « un moyen d'explorer leur subjectivité à travers l'univers de la fiction », l'essor et la féminisation des services domestiques, le « je » féminin, « le je suis ou je veux féminins ne pouvaient être proférés à haute voix », le dogme de l'égalité dans la différence, la solidarité et l'action commune des femmes comme « seule alternative à l'antagonisme destructeur qui caractérise la course aux faveurs masculines »…
Antonio Negri revient sur 1793, la vertu républicaine et la vertu féminine, l'exclusion des femmes enracinée dans une inclusion révolutionnaire, la contradiction entre l'exclusion politique des femmes et l'universalité de la Déclaration des droits, le rôle de la « nature » pour articuler suppression des privilèges et maintien des différences, l'universalisme comme mécanisme différentiel…
Eleni Varikas analyse les rapports sociaux de sexe dans nos sociétés « démocratiques », la division sexuelle des espaces et des valeurs, la scission entre « vertu féminine et vertu républicaine », les continuités et les ruptures dans l'universalisme républicain, la visibilité de quelques femmes et son caractère « contre nature et menaçant l'ordre », la portée des déclarations d'Olympe de Gouges, les premières revendications d'égalité, les contradictions entre logique universalité et droits des femmes, les sujets faisant loi, l'appartenance au genre humain comme « suffisante pour l'égal droit au bonheur », l'instabilité nouvelle de la législation de la domination, ce qui fait rupture et « le manque de rupture », la facilité de l'extension de droits préexistants et la difficulté d'en instaurer des nouveaux, les antinomies de l'émancipation et l'instauration de « l'égalité sous forme de privilèges », la coexistence « à coté d'un système universaliste fondant les droits des individus sur l'unité du genre humain, d'un autre système, tacite et informel, qui fonde les droits (et les devoirs) de groupes humains sur l'évaluation hiérarchique de « leurs » différences », les argumentaires visant à nier la pertinence de « tout critère commun de citoyenneté entre hommes et femmes »…
Si les fondements théologiques sont écartés, les nouvelles hiérarchies se justifient « au nom de la Nature ». Il devient possible de concilier l'abolition des privilèges de naissance et la persistance de privilèges « de genre, de « race » (et plus tard de classe) », de construire ensemble le similaire et le différent, « La naturalisation des inégalités offrait une solution privilégiée à la nouvelle fragilité de la légitimité de la domination », de justifier les exclusions qui n'aillaient pas de soi…
Il ne s'agit donc pas d'un à-coté du principe républicain, mais bien d'un paradoxe au coeur de la république. L'autrice parle aussi des « passions », de la place du « contrat », du noeud inextricable « du rapport antinomique égalité-différence » », d'une tension interne au concept même d'égalité… « Ce paradoxe est celui de la dynamique contradictoire de la conception abstraite (homme, citoyen, peuple) qui était à la fois la condition préalable pour faire accéder toutes les particularités à l'universalité du droit naturel, et le moyen redoutable de les occulter ». Ce qui est cause n'est donc pas l'impossible intégration des femmes dans le corps politique mais bien « le corps politique lui-même »…
Catherine Achin revient sur les débats autour de la parité versus l'universel multiple, les dangers d'une certaine démocratie paritaire, les liens entre genre et démocratie, les individu·e·s non considéré·e·s comme « à part entière » mais comme « groupe homogène », l'unification coercitive de la « diversité », les normes uniques et exclusives, la place des « minoritaires », ce qui est nommée société humaine, « La société humaine n'est pas « naturelle », elle est construite politiquement, elle est arbitraire, injuste, mais, de ce fait, transformable », comment le genre constitue le politique et est constitué par lui…
Eleni Varikas souligne l'incapacité de la démocratie historique d'inclure une catégorie majoritaire de citoyens – en l'occurence les citoyennes. Elle propose de « distinguer entre la démocratie « réellement existante » ou historique et l'u-topie démocratique ». La représentation/réduction de l'universalisme à l'« UN » rend irreprésentables toutes celles et tous ceux « qui ne correspondent pas à cette norme unique ». Les aspirations de la « multitude à plusieurs têtes » a cependant existé comme désir et horizon de la liberté. « L'utopie démocratique de la citoyenneté ne saurait donc se réduire au droit de participer à la vie en commun telle qu'elle est ; elle exige préalablement le droit de tous et toutes de participer à la définition de ce qui est commun et de ce qui est propre aux êtres multiples et mouvants que sont les humains ». Ces éléments font sens dans la discussion sur la parité d'autant que certain·e·s confondent allégrement « pair » et « paire », que certain·e·s ne tirent pas les conséquences de la sexuation de la citoyenneté, du principe de représentation par groupe occultant la « multiplicité constitutive ». Autre chose est à mes yeux, la mise en place de « correctifs » historiquement situés, de mesure d'« action positive ».
Comment résoudre les problèmes que pose la vie en commun ? Qu'en est-il de la juxtaposition de vues fragmentées ? Les un·e·s et les autres ne sont jamais réductibles à être membre d'un seul groupe – ce qui pose, à mes yeux, à la fois le problème de chambres de représentation spécifiques, d'éventuels droit de veto sur certains domaines, la prédominance en cas de désaccord (de conflit de compétence) sur des sujets communs au : un être humain une voix, « les chances d'une véritable transformation sont nulles si celle-ci ne se projette pas dans une vision globale et équitable du vivre en commun ».
Les groupes sociaux ne sont ni fixes ni homogènes, la communauté politique ne peut se réduire à reconnaître la multiplicité des groupes mais bien aussi « la multiplicité de singularités individuelles ».
L'autrice poursuit par une belle critique des « groupes organiques » et des visions associées de la société, « La reformulation de la différence naturelle des sexes a pour effet de neutraliser la dynamique subversive de l'universalisme qui avait déclaré que ce sont les individus, et non les groupes organiques, qui sont les sujets de droit ». Elle aborde les idées que des siècles de légitimation du pouvoir ont « transformé en évidences », les hommes « une des traductions possibles du mâle dans le social », le sexe ou la couleur de peau « sans autre signification politique que celle que nous lui attribuons », la différence entre fonction et droit. Je souligne aussi les critiques sur les « paires sociales » la famille comme soit-disant « unité naturelle d'intérêt naturelle ».
Aux définitions normatives et aux considérations sur l'hétéronomie des femmes, il convient d'opposer d'autres règles, prenant en compte les besoins et les aspirations multiples, « Intégrer les exclu·es dans les assemblées ne fera pas de celles-ci des assemblées plurielles tant qu'ils et elles ne pourront parler de leurs « différences » que dans les termes établis dans leur dos », la contribution mouvante et donc imprévisible de chacun·e, une véritable « dynamique de mixité » se substituant aux inclusions ou exclusions « spécifique » et « identitaire », la perspective d'un « universel multiple »…
Elsa Dorlin aborde la modernité, les apories des pensées critiques, le « postmodernisme », les pensées migrantes, l'historicisation et la re-politisation des concepts, ce qui fait histoire, « les noeuds d'une histoire qui ne passe pas, celle des vaincu·es, des oublié·es », l'histoire des « vies endommagées », ce qui peut « attiser la rage transformatrice »…
Je me retrouve très largement dans la critique qu'Eleni Varikas porte aux « forme de pensée postmoderniste », aux faibles ‘échanges entre des pensées géographiquement séparées, à l'ancrage trop local des réflexions, aux différentes myopies, aux marques déposées de groupe. L'autrice souligne « les enjeux d'un dialogue intercontinental sur les options théoriques qui traversent la réflexion féministe actuelle, sur leur compatibilité et leur potentiel critique ».
Je souligne aussi les paragraphes sur la connaissance, « le caractère (historiquement, socialement et culturellement) situé, et donc limité et partiel de notre compréhension/reconstruction de la réalité sociale », la longue tradition d'hétérodoxie dans la modernité, la critique des catégories et de leur « homogénéité présumée », le statut de l'autre abordé d'un point de vue « premier », les unicités construites artificiellement, l'ailleurs conçu comme « absolu », la distance critique et les options politiques, les pensées affirmatives, « Ce retour à la pensée affirmative, cette répudiation du principe espérance au nom du principe réalité, voilà ce que je trouve le plus problématique pour une pensée et une praxis féministes qui se veulent critiques », ce qui n'est pas tolérable… « Dissocier ce qui existe de ce qui devrait exister ne fut pas seulement le point de départ des combats du passé contre la domination ; c'est aussi la démarche qui nous pousse aujourd'hui à sauver ce qui, dans la mémoire de ces combats perdus, recèle une autre vérité que les faits vainqueurs appelés logique de l'histoire »…
Martine Leibovichi discute de l'art du déplacement, du particulier et de la généralité, de la retranscription du « personnel » en « subjectivité », du caractère politique du « personnel », de déviances et d'espaces à soi, de singularités, d'examen socio-politique de soi, « d'une part, on y énonçait son expérience propre sans avoir à se faire la porte-parole de l'oppression des autres, mais à écouter, d'autre part, les récits des autres, on y reconnaissait les traits commun d'une situation d'oppression ».
Une promesse subversive « le personnel est politique », l'échafaud et la demande de liberté, la séparation sexuée et topographique entre privé et public, la naturalisation de la famille, le privé comme espace de « tyrannie » et espace de « privation de droits », la famille comme convention, communauté préétablie et division sociale, l'universel si particulier, la et le politique, une chambre à soi, « un revenu minimum et un espace de subjectivité propre », un espace où l'on peut dire je sans permission… Eleni Varikas indique : « La liberté des femmes dépendra de leur capacité à se tenir à la fois dedans et dehors, à garder une distance critique, une méfiance toujours éveillée face au pouvoir et à ses capacités de « cooptation ». »
Je souligne les belles pages sur Virginia Woolf, la dérision, « une femme sans homme est comme un poisson sans bicyclette ».
L'autrice insiste, entre autres, sur le caractère structurel de la domination, cette domination « à la fois occultée et assurée par le biais de puissantes institutions », les combats sur le terrain du droit, les risques de la rationalisation plutôt que de la subversion, l'échelle des valeurs attachées traditionnellement au privé et au public, les définitions « jamais volontaires », le caractère illusoire « des visions contractuelles comme principe de l'égalité conçue comme égalité devant la loi », la différentiation hiérarchique des sexes et non la différence, les activités domestiques, « cette activité n'est pas moins assujettie à la discipline du temps de l'horloge et à l'instrumentalité de ses impératifs quantitatifs », le corps comme marchandise et « une conception problématique qui fait dépendre les droits de la capacité du travail reproductif », les fausses loyautés, le nous comme sujet collectif – non donné d'avance par une quelconque expérience commune – mais bien par un travail « spécifiquement politique ». Eleni Varikas conclut sur l'intentionnel, le renouvelé, le conflictuel, « le sujet politique apporte sa contribution unique, imprévisible et mouvante à la définition de ce qui est commun »…
Michael Löwy présente huit des « péchés capitaux » des sciences sociales modernes : le positivisme de la « neutralité scientifique », l'enfermement disciplinaire des travaux, la détermination de l'histoire des « mentalités », le gender-blind des sciences, la naturalisation des hiérarchies sociales, l'invention de facteurs « irrationnels » comme explication de phénomènes, les études formelles et purement « logiques » d'oeuvres, les visions linéaires de l'histoire comme progrès…
« les modernes ont réinventé le naturel comme limite de cette liberté humaine que la religion n'était plus en mesure de contenir ». Eleni Varikas aborde le processus de sécularisation, « c'est dans la mesure où la sécularisation minait depuis plus d'un siècle le caractère sacré de l'obéissance – en théorie et dans les pratiques sociales – que la nature, dissociée de plus en plus de ses connotations religieuses, a pu émerger en terrain de resacralisation du pouvoir », l'être humain comme oeuvre de elle/lui-même « comme promesse et comme menace », la pluralité de l'action humaine et son imprévisibilité « en ce qu'elle est l'action, non de l'homme, mais de la multitude des êtres humains », l'artifice d'un pouvoir « un et indivisible », ce qui est source de désordre politique et symbolique, les implications du polythéisme cognitif, « il ne peut y avoir une connaissance indiscutable de la nature des choses sur laquelle asseoir des principes politiques », les messages réformateurs (à caractère religieux ou non) et leurs horizons d'égalité et de justice sociale « ici et maintenant », les hérétiques et les réfractaires, le droit d'autodéfense de la multitude…
L'autrice discute de la domination, du contrat, de la puissance conjugale, du droit de propriété, des traditions hérétiques…
Keith McClelland parle des nouvelles formes hiérarchiques, des esclavagisé·es, de la catégorie des êtres « non libres », des rapports entre liberté et esclavage, « l'antinomie entre esclavage et liberté a laissé une marque indélébile sur la façon dont nous pensons ce que nous sommes et avons été ».
Le titre de l'article d'Eleni Varikas en dit bien le centre : « Silence de l'esclavage dans la genèse de la liberté moderne ». L'esclavage est bien une « situation embarrassante » pour la pensée (elle s'intéressera plus loin au « statut de cet embarras », la spécificité proprement moderne du rapport entre liberté et esclavage), les études de l'esclavage et non celles de la liberté, comme le souligne l'autrice, en donnent une bonne indication.
L'autrice parle de banalité de l'esclavage,
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