Je remercie chaleureusement Babelio et la maison d'édition le Nouveau Pont pour l'envoi, dans le cadre de Masse Critique, de A Quelques Milles du Reste du Monde, le dernier livre de
Pat Conroy.
Dernier, enfin façon de parler puisqu'il s'agit d'une réédition de son tout premier roman, intitulé alors Conrack, publié en 1972.
Pat Conroy y relate son expérience en tant qu'enseignant à Yamacraw, une ile de Caroline du Sud au large de Savannah.
L'histoire débute à la rentrée scolaire de 1969.
Le Civil Rights Act a 5 ans,
Martin Luther King a été assassiné un an plus tôt.
Pat Conroy est issu d'une famille de militaires et a fait ses études au collège militaire La Citadelle. Cependant, il est myope et daltonien, ce qui l'empêche de devenir aviateur comme son père.
Il choisit donc d'enseigner dans un lycée de Caroline du Sud. Il a 21 ans.
C'est une période où les mentalités commencent à changer au Etats Unis.
Mais le sud reste profondément ancré dans ses valeurs du passé, aussi l'intégration des élèves noirs se passe plutôt mal.
Pat Conroy et ses amis sont jeunes, idéalistes, aussi ne vivent ils pas bien ce racisme qui perdure jusque dans les établissements scolaires où ils enseignent. Au même moment, les grands mouvements contre la guerre du Viet Nam apparaissent. Conroy les approuve mais ses opinions sont très mal perçues dans son lycée. Déçu, il décide donc de s'engager dans le Corps de la Paix . le temps passe et sans réponse de leur part, il pose sa candidature au poste d'enseignant dans une école primaire de l'ile de Yamacraw.
La particularité de cette ile est qu'elle n'est peuplée (pratiquement) que de noirs. Ils vivent de leur petite ferme ou de la mer, mais très pauvrement, la pollution induite par les industries de Savannah ayant détruit leur principale source de revenus qu'était le ramassage des huitres.
En 1969, l'électricité vient tout juste d'y être installée mais pas le téléphone.
Les habitants vivent mal, l'alcool et la violence sont un fléau.
Lorsqu'il arrive à l'école,
Pat Conroy est atterré par le niveau des enfants: aucun ne sait le nom du pays dans lequel ils vivent et bien sûr encore moins le nom du président. La plupart d'entre eux ne savent pas lire ni compter...
Sa collègue noire lui conseille d'user et abuser des châtiments corporels. Mais
Pat Conroy comprend bien vite que ce ne sont pas les méthodes traditionnelles ni les coups de fouet qui aideront les enfants à progresser.
Il commence donc à les éduquer différemment, par le jeu, l'observation, la musique, les sorties. Ce qui n'est guère du coup de sa collègue, ni des ses supérieurs hiérarchiques!
Le jeune enseignant veut faire changer les choses, bousculer le satu quo, mais il s'aperçoit rapidement que le système éducatif, par sa rigidité tient à ce que les élèves restent dans leur illettrisme profond car ils sont noirs...
Cette découverte est un gran choc pour Conroy: "Cette ile était le berceau d'une ignorance scandaleuse due au résultat de centaines d'années de négligence'... (p249)
D'une manière générale, l'enseignement donné aux noirs est "une tragédie et une parodie d'éducation".
Mais les dirigeants, au comble de l'hypocrisie, se donnent bonne conscience en installant une climatisation dans l'école alors que les vrais problèmes demeurent.
Le but étant bien sûr, par leur manque d'éducation, de les maintenir au plus bas de l'échelle sociale, une forme d'esclavage moderne.
"Si je laissais mes élèves partir sans avoir altéré substantiellement les conditions de leur existence, je savais qu'ils se feraient rapidement, irrémédiablement et désespérément dévorer par le ghetto de béton sans perspective d'une ville quelconque. J'entendais la voix blanche venant d'un inconscient collectif ancré au plus profond de moi me dire: " Ils ne connaissent rien de mieux. Ils sont heureux comme cela" (p151,152)
Dans ce récit, l'auteur décrit de façon très approfondie les mécanismes subtils et pernicieux du racisme.
Par exemple, de nombreux blancs n'ont en fait rien contre les noirs et en pratique les traitent plutôt bien, mais ils sont conditionnés à ne pas les aimer, à les traiter de "nègres" par tradition, par principe. A la fin des années 60 dans le Sud des Etats Unis, la haine des noirs est plus une tradition qu'une réalité basée sur des faits.
Il analyse aussi la culpabilité de certains blancs, comme ces deux étudiants venus d'une université de Californie pour aider à la construction des maisons de l'ile et qui se retrouvent à construire des lieux d'aisance pour les noirs pendant que ceux ci les regarde, assis en buvant de l'alcool à l'ombre.
Il découvre par ailleurs que sa collègue noire rêve d'être blanche et se complait à humilier les noirs... parce qu'ils sont noirs...
Les parents d'élèves eux même ne veulent pas d'un enseigna de couleur et affirment que seul un blanc peut être un bon enseignant, renforçant ainsi le mythe de la suprématie blanche...
C'est un constat tragique, mais qui n'est pas raconté de manière mélodramatique, au contraire, avec respect et humour. On rit beaucoup en lisant les réactions de élèves, mais Conroy nous les raconte sans ironie et avec une grande tendresse.
Pat Conroy, comme il le fera dans ses futurs romans, décrit magnifiquement les paysages marécageux et la nature luxuriante de la Caroline du Sud, si chère à son coeur.
La dernière partie est une peu longue, brouillonne, sans doute parce que le livre a été écrit un an après les faits et qu'un peu plus de recul aurait été souhaitable pour une meilleure structurations du récit.
Si vous vous intéressez aux problèmes du racisme et du statut des noirs à la fin des années 60 dans le sud des Etats Unis, si vous aimez
Pat Conroy, ou si, tout simplement, vous aimez la belle littérature, précipitez vous sur ce roman magnifique et attachant.