Une femme sur une dune, démantibulée comme une poupée. « La mort lui fait une drôle de tête. » Féminicide, accident ou suicide ? le regard hésite. Il y a bien ces marques sur le cou qui prouveraient que… À moins que… Et plus loin, ce roman de Paul Constant abandonné plus haut, pourquoi lui ? Beaucoup de questions sans réponse. Et y en aura-t-il une au bout du compte ? Ce n'est pas le paysage qui désignera le coupable, mais peut-être si finalement. La vérité dès le départ semble incertaine, soumise aux vents et aux vagues. Chacun son eau, chacun sa marée… Au fait qui raconte cette macabre découverte ? Est-ce François, le mari ? Est-ce Paul, l'amant ou un simple promeneur égaré sur la lande ? Nous n'aurons par la suite que les récits de Paul et d'Anna, la morte, entrecoupés de ceux de François, chacun des trois personnages racontant l'histoire à sa manière, selon son point de vue, son point de vie, pourrait-on dire. Flux et reflux, c'est selon leur subjectivité que se dessine au fil des pages une vérité, mouvante, sans fin, à l'image de l'océan,
Est-on vraiment libre de sa vérité ? Les protagonistes semblent tous prisonniers d'eux-mêmes et de l'autre, comme colonisés par leur obsession, fondus en l'autre, sous emprise, sans existence propre bien assurée. Ils luttent tous contre leur lot de failles et d'entraves : travail, famille (en arrière-plan deux enfants pour Anna, des ados ; pour Paul, une séparation en cours, une mère inquiète, un père malade), pesanteur, insatisfaction, désillusion, blessures personnelles, non-dits, jalousie, douleur, attente, alcool, culpabilité, violence… Dans ce contexte, il existe différentes façons de se retrouver soi-même ou de se perdre. Par exemple en plongeant dans les vagues, corps et âme, comme si celles-ci pouvaient tout laver, tout engloutir, ou bien en partant loin et pour toujours, en attendant éternellement, en supprimant aussi peut-être le motif de sa douleur…
Dans cette « histoire de corps et d'eau », chacun semble être dépendant de son amour : le coeur qui aime, celui qui attend, celui qui enquête. Personne ne comprend vraiment l'autre, ne se comprend soi-même non plus, tiraillé entre ses contradictions internes et externes. «
Attendre Anna », quand Anna s'attend elle-même… le lecteur s'interroge sur certains comportements qui le désarçonnent. Pourquoi Anna commet-elle cette erreur alors que justement il y a peu… ? Pourquoi Paul change-t-il si soudainement d'attitude ? Pourquoi François est-il si obtus et si vulgaire tout à coup ? Même si chacun bien sûr avance ses raisons. On remarquera que l'amour est si fusionnel entre les amants que certaines images et situations se répètent de l'un à l'autre : Paul à un moment se définit comme un « pantin cassé », faisant ainsi écho au « pantin cabossé » d'Anna.
« Il arrive que la peur du bonheur l'emporte sur le bonheur lui-même, nous révélant toute notre faiblesse et notre lâcheté. » le topos du triangle amoureux bien connu dans la littérature, surtout lorsqu'il est assorti d'une passion dévorante, impossible, peut présenter de nombreux écueils, du type « roman noir à l'eau de rose », mais
Virginie Ducay le revisite de manière personnelle, dans un récit choral rythmé, bouleversant par bien des aspects, qui s'inscrit dans deux lieux forts : un rivage océanique battu par les vents et la ville de Lisbonne au Portugal. Quel pouvoir exercent ces lieux sur les personnages ? Sur leur insatisfaction profonde, leur mal-être, leur solitude, leurs désirs inavoués, leurs illusions ? Un lieu peut-il les sauver d'eux-mêmes et de l'autre ? Même endroit, même décor : entre la scène macabre décrite dès l'ouverture et le romantisme des rencontres clandestines dans les dunes, du temps s'est écoulé, lourd de tergiversations et d'incompréhensions. Quelle vague mauvaise a tout fait chavirer ? Et pourquoi est-ce toujours la femme qui en paie le prix ?
C'est au lecteur de reconstruire, témoignage après témoignage, le fil des événements, leur temporalité, leur causalité. Il doit ajouter sa vérité à celle des personnages. On remarquera qu'aux trois voix d'Anna, de François et de Paul, qui ont tous entre 40 et 50 ans, se superpose celle de l'auteur qui questionne, détaille, fouille, analyse. Cinq voix en somme se partagent ce récit puzzle, celle de Paul, l'amant écrivain étant prépondérante (28 récits sur les 47) d'où peut-être l'impression d'une identification accrue de l'auteur avec ce personnage. Anna l'infirmière intervient 12 fois, François le cadre à responsabilités 7 fois, si on excepte le premier récit de source ambiguë.
Est-ce pour cette raison que la romancière privilégie la distance narrative apportée par le passé, notamment par le subjonctif imparfait, très souvent utilisé, concordance oblige ? Certes l'histoire est racontée selon le mode du retour en arrière, excepté parfois par Paul plongé à Lisbonne dans le présent sans fin de l'attente. Ses récits sont les seuls à être précisément situés avec une indication de l'heure, la plupart des événements se trouvant finalement rapportés à partir de ce point focal.
« L'amour, comme l'amitié, ne peut être exclusif. » Quoi qu'il en soit, on se dit, en relisant les différentes versions de chacun, qu'il se plaît ici à conjuguer le subjectif imparfait à l'impératif de la douleur.