Le manège s'arrête. La musique entêtante aussi. Dans l'air, l'odeur de barbe à papa de fin de soirée - celle qui a trop cristallisé sur les bords de la cuve - flotte à la dérive, mêlée à la sueur et au tabac froid.
Le propriétaire psalmodie à son micro avec cette tonalité qui n'appartient qu'aux forains. Entre le disc-jockey et l'animateur commercial : "Pour les courageuuuux, c'est reparti pour un touuuuur dans quelques minutaaaaah". Les barres de sécurité se relèvent instantanément dans un bruit matélique. Je me lève et mes jambes flageolent.
Je ne peux pas dire avec netteté si j'ai totalement aimé ou si j'ai un peu délesté par moments. La légère nausée qui borde mes lièvres ne peut pas tout en dire. J'ai ressenti de belles émotions, des accélérations, de fortes poussées, puis mon intérêt à quelquefois stagné dans de grandes lacunes infestées.
Une profusion des sens m'interdit, un contenu trop riche m'a donné le tournis tant je ne savais plus où tonner de la dette.
Damasio a voulu m'ensevelire. J'en ai l'impression.
Peut-être que ce roman était trop petit (688 plages tout de même dans mon édition). Pas assez ample pour y mettre tout cela ? Roman, essai, manifeste, exercice littéraire. Trop de thèmes ? Aliénation technologique, capitalisme 6.0, deuil, langue, puissance de l'audio, militantisme alternatif, cohabitation avec le vivant. Aurait-il fallu le fasciculer en deux ou trois ouvrages ?
J'y ai orpaillé des réflexions très intéressantes sur l'environnement numérique qui nous cannibalise. Ce filtre du réel qui tend à conquérir notre dernier territoire vierge.
Les potards légèrement plus poussés, (
Damasio parle de "présent hypertrophié") quelques pas en avant de ce que nous vivons de nos jours ; on se dit que c'est un des sentiers plausibles.
Mal heureux semant.
France 2040.
Des prothèses, bagues, lunettes augmentées deviennent le seul pont de singe qui nous relie aux autres et au monde palpable. En RéUL. Réalité Ultime.
Ultime atome de familles nucléaires pulvérisées par l'explosif du progrès paramétré. Ultimatum avant l'ignition.
L'être humain et sa propension aveugle à se livrer pieds et poings liés, confiant ses datas confites en échange d'un cocon fort, "self-serf vice".
Dissolution de l'individu dans les données. "Le moa". (my own assistant)
Une mercatique de tous les instants, assaillante, intrusive. Qui vous alpague dans les rues, vous c(r)ible. "Ubicité" des villes qui savent où et suivent vos pas. Des bots et "intechtes" colexiquent les conversations, dégageant des mots-clés, des tendances, des profils de consommateurs.
Une publicité personnalisée qui vous susurre à l'oreillette, via un mobilier urbain bavard.
Imaginez.
Assis sur un banc, jambon-beurre, regard noyé. Et la voix qui sort du siège :
"Les gens bons mangent du Herta. Herta, le jambon des gens bien. Ne passez pas à côté des choses. Simple !".
Oui oui. La voix vient bien de sous votre cul.
Puis la déliquescence de l'Etat qui dans ce roman - lugubre futur pioche - abandonne et vend les villes à des groupes privés qui les rebaptisent (rebranding), comme Nestlyon par exemple.
La ville d'Orange, sans avoir à changer de nom elle, devient ainsi le siège de feu
France Telecom et son fief banalisé. Propriété à faire fructifier et habitants à traire.
Ces villes rachetées sont alors dites "libérées". Au sens libéral du terme.
La fiscalité se voit remplacée par des forfaits : Standard, Premium, Privilège, dans cet ordre croissant, donnant accès à une expérience de la cité et du quotidien différenciée. Se balader sans limite pour les privilégiés. Rester cantonnés dans des rues borgnes, privés d'avenues et de boulevards pour les standards. Au milieu, une vie "moyenne", équalisée dans un bouillon tiédasse pour les premiums.
Les non bagués, volontaires ou non, sont quant à eux relégués dans la marge.
La technologie, à bas bruit, contrôle de plus en plus finement les hommes, tout en disparaissant dans le même mouvement. Laissant une illusion de liberté factice et de convivialité des outils qui cachent à peine l'intrusion morbide et la fin définitive de l'intime et du vivre ensemble. "Misanthropie molle".
L'éducation privatisée elle aussi, est soumise aux intérêts économiques. Des "proferrants", à l'image des maîtres du moyen âge, braconnent l'enseignement en le dispensant à la volière, sur les places, dans les quartiers délaissés. Pour s'affranchir du récit privatisé du monde. Pour redire le réel.
Car face à ce pouvoir diaphane mais brutal, la résistance s'organise. Des ZAD (Zones A Défendre) ZAG, (Zones Auto Gouvernées) ZOUAVE (Zones Où Apprendre A Vivre Ensemble), des mouvements autonomes, pullulent et se créent en antagonisme pour libérer l'espace, le corps, l'habitat.
Ceci pour le contexte socio-économique de ce monde dans lequel s'inscrit le récit.
Dans cette première grande sphère, voici venir nos Pernods sages. Lorca Varese en particule liée, professeur de sociologie expert en mouvements alternatifs. Sa vie de famille a explosé quelques années auparavant lorsque sa fille,Tishka, a disparu brutalement. Au beau milieu de l'appartement familial. Sans effraction.
Le pater ne se résigne pas. Debout parmi les ruines, il n'accepte pas la perte. Il s'engage dans un service occulte du Ministère de la Défense : le Récif. (Recherche, Etudes, Chasse et Investigations Furtives.)
C'est là, je pense qu'on atteint la vraie belle idée de
Damasio. Ce Protée que nous découvrons dès les premières pages : le furtif.
Dans ce monde saturé des traces que nous laissons partout, ces abattures numériques qui délimitent nos sentiers, exposent nos routines et nos passions, il existe des animaux hybrides et extraordinaires qui se lovent, hors cadres, dans les rares endroits où notre regard ne va pas.
Un coin, un plafond, un angle, une bâtisse abandonnée, un abri.
Ils se mettent hors de vue, loin de ce sens hypertrophié, boursouflé d'importance par nos technologies, qui nous fait confondre touvoir et pouvoir.
Pourtant ils vivent bien à notre contact car ils ont un besoin vital de notre bruit, de nos mots, de nos affects. Ils s'en nourissent, en vivent. S'en délectent.
Les furtifs ne peuvent rester dans un schéma corporel défini, ils ont besoin d'assimiler leur environnement constamment. Souvent brutalement. Arrachant un bout d'aile à un pigeon par ci, la carapace en kevlar d'un flic par là. Ils métabolisent sans cesse et muent pour rester vivants.
Ne pensez donc pas pouvoir les exposer dans un zoo, les cartographier dans une nomenclature binomiale ou je ne sais quel taxon.
Autre particularité fondamentale :
Ils son.
Le sonore est la sève qui les irrigue. Ils y réagissent follement. Capables de reproduire n'importe lequel d'entre eux : bruits d'animaux, de moteurs, de klaxons, paroles, musique. Tout fait aliment pour eux. Toute manifestation acoustique les traverse et les fait vibrer pour les garder mobiles et changeants. Jusqu'à la cassure, car chaque furtif possède un ADN sonore - le frisson - qui si il est reproduit peut les mener à la mort.
Ils sont d'une matière instable et labile qui épouse le vivant, avant de bondir, neufs et autres dans le divers. Intensément.
Furtifs par essences. Soit, rapides et dérobés. Voleurs sans butin si ce n'est l'instant tanné. Prompts à se cacher.
Lorca se révèle, à la surprise des militaires goguenards, être un chasseur de furtifs inné bien que peu conventionnel.
Il évolue au sein de sa meute et du Récif dont la raison de vivre et de les capturer et de les étudier. (Meute - Horde, Lorca - Larco Scarsa le Braconnier, ça vous rappelle quelque chose, vous l'avez ?)
Il est convaincu que l'évaporation de Tishka est liée à cette espèce ancienne que les humains ne découvrent qu'à peine, trop occupés à regarder partout sans ne rien "clairvoir". Sur la piste, on le suit avec les membres de son équipe : Nèr l'oeil technologique, Traqueur optique, dresseur de "mécanidés" , Saskia la Traqueuse sonore à l'oreille absolue et Agüero "Che" l'Ouvreur.
Au dessus, aux manettes, Arshavin leur supérieur omniscient.
"Et je coupe le son" comme dirait
Philippe Katerine. Je m'arrête ici car il y a trop à dire sur l'histoire en elle même et que je traîne déjà trop en langueur.
Je ne suis pas assez consommateur de science-fiction pour pouvoir bien en juger mais il me semble que la peinture de la dérive technoïde, bien qu'elle m'ait beaucoup intéressé, ne soit pas des plus novatrices. Une série comme "Black Mirror" sur le versant audiovisuel a déjà abordé quelques uns de ces sujets.
Autre mais. Quelquefois la Damasquinure va trop loin pour moi. Je comprends qu'il ait été important de travailler sur la langue pour en faire la lave en fusion qui coule et exprime l'instabilité furtive. Toutefois, à plusieurs reprises la lecture des dialogues de certains personnages comme le sabir franco-espagnol de Che Agüero ou la macédoine indigeste de Tony-tout-fou m'a singulièrement barbé, option crème de rasage palmolive, baume nourissant et serviette chaude. Bien rasé.
Ces anglicismes, ces tournures espagnoles, manouches, l'argot contemporain, persillés dans les interventions de certains interlocuteurs m'ont trop souvent tiré de ma lecture. Et par les pieds. Mon crâne cognant sur chaque marche de l'escalier vertigineux de mon déplaisir. Parce que cela tombe complètement à côté. Cela sonne faux et cela nuit invraisemblablement à la lecture. On obtient un manque de vérité et d'authenticité qui frôle le ridicule. J'en ai presque ri parfois, tellement ça n'allait pas.
L'effort sur la langue est exigeant et culotté mais la forme vient trop souvent parasiter le fond. L'intrusion, que dis-je, l'effraction, le braquage de ces mots discordants, rompt un charme que
Damasio maîtrise pourtant parfaitement. Comment n'a-t-il pas entendu ces couacs ? Ces canards assourdissants ? On a tiré sur l'orchestre pourtant !
De même les jeux de mots - dont je suis friand au demeurant - dégénèrent trop souvent et tombent à l'eau dans des "Ploufs" consternants. Et puis le dosage. Des dizaines d'affilée. Un sur vingt qui fait mouche. On dirait une épreuve du combiné nordique avec 2 grammes dans le sang.
"1/g" par exemple. Qui m'a atterré, voire atterri. Je crois même avoir dit à haute voix : "Oh noooon. Il n'a pas osé ? Si ?"
Certains néologismes frisent eux aussi la correctionnelle et des mots-valises se font la malle court-circuitant la narration. Comme une apnée du sommeil nous sort de nos rêves, les fautes de goût nous font faire de douloureuses embardées hors récit.
Le style "flou à lier" dérape donc parfois dans le "flou à lire".
Sur le versant politique, quelques irritations également. J'apprécie peu l'angélisme, quel qu'il soit. Les ailes dans le dos et le froufrou de l'air dans les plumes se conjugue mal à la complexité de ce domaine. La vision romantique et univoque d'un mouvement du côté de la vie, du jeu, de la passion, créatif et jeune ; nef de toutes les libertés face à un pouvoir politique monobloc n'étant que control - alt - sup aura également fini par me brouter un brin l'herbe à choix. Trop binaire.
La grande proximité temporelle de l'histoire avec notre présent et nos enjeux rend tout cela explicitement idéologique. Ma DésilU cynique m'empêche d'acquiescer à tout sans sourciller. Les positions me semblent donc en effet, extrêmement gauches. Un peu maladroites. Et la fin s'épuise en bons sentiments dans une résolution incohérente et bâclée à mon sens.
J'ai été surpris de noter également que plus l'action se rapprochait de moi géographiquement, plus je m'en désintéressais et décrochais dans l'inverse proportion. Porquerolles, Moustiers, La Sainte-Beaume. Puis le final marseillais fade et inintéressant. Ah la cagade !!!
Les Furtifs en bas de chez moi té !!
La réalisation de ce roman s'est étalée sur plus de dix ans avec des longues pauses, des stases et des reprises. le début date de 2004 donc proche de "La Horde". 3 ans d'écriture pleine selon l'auteur. Si l'écriture de
Damasio a été linéaire, est-ce que cela peut expliquer cette brutale décélaration vers la fin ? Trop éloignée du magma incandescent du "Contrevent" ? Comme une planète trop distante de son orbite et qui se mettrait à dériver. Encombrée de 200 pages ?
Le passage à Porquerolles façon "Waterworld" m'a aussi beaucoup fait souffrir. Les jets-skis étant à la beauferie ce que le sweat sur les épaules noué sur la poitrine est à la tête à cul : un emblème.
Pas vraiment compris non plus ce tropisme balinais. Un peu tombé là comme une mouche dans un gamelan.
Dommage aussi de n'avoir trouvé que "fif" comme diminutif des furtifs. En anglais c'est le terme très élégant dont on insulte les homosexuels.
Voilà pour les points noirs et la peau grasse.
Ça me fait enrager car il y a tellement de bonnes choses par ailleurs. L'idée si futaie qui fait que la typographie, la typoésie, gonfle, enfle au fur et à mesure du récit et dit à quel point la métamorphose (
Damasio parle d'"invocation") de certains personnages vers le "furtif" progresse, broussaille et germe.
Cette prolifération - et notamment des diacritiques - épouse également les passages de fuite, de traque comme pour souligner les modifications qui s'accélèrent dans les corps et s'accentuent.
Le texte tente donc lui aussi de passer en "mode furtif". Il se camoufle et se dissimule sous cette langue vivante.
Casse-gueule pour le confort de lecture. Mais idée géniale selon moi. Oulipienne. le sujet venant hybrider la forme.
Gros travail sur ce point entre
Damasio et Esther
Szac, graphiste et typographe, et l'usage extensif de la police Garamond. de manière savoureuse, ce font datant du 16ème siècle, est économe en encre et se veut comme très fluide. Sobre, souple et renaissant. Pas mal pour dézinguer le monde d'apprêt. Et toujours cette exigence dans le choix des signes qui ébauchent des traits saillants de ces personnages.
On peut détecter certaines réflexions autour du "Vif" abordé dans "La Horde" par un Caracole poussées et approfondies ici autour de la notion de "sangue". Pulsation sonore du dit, qui explose en chuintantes, sibilantes, occlusives et donc peut-être aussi en "furtives". Articulation de l'air et de la voix qui naît dans la langue, qui parcourt notre monde comme un jus et le change à l'infini à raison de 24 lettres par seconde. Parole. Entité mutante, elle aussi.
Pour les lecteurs de "La Horde", nous nous retrouvons donc sur un terrain déjà un peu connu. Certains s'en désoleront. D'autres s'en réjouiront.
La narration de groupe et la polyphrénie (la multiplication des voix portée par une seule) réapparaissent. La peau lisse des caractères et le style viennent identifier les différents personnages.
A nouveau aussi l'importance des éléments (air, eau, terre) qui sont des rappels au monde élémentaire du "Contrevent".
J'ai été touché par les dialogues autour de la parentalité et les développements autour de la perte de l'enfant, qui en creux, parlent donc du bonheur simple de côtoyer nos gosses. du présent que l'on doit déguster ou boire avec avidité.
Au détour des pages, de gros blocs d'intelligence et de joie fine. Dolmens fichés au beau milieu. Et c'est pour cela que mon exemplaire est souligné, annoté, glyphé dans tous les sens. Pour m'y retrouver et suivre à rebours mes traces, mes emmerveillements, mes enthousiasmes. Et il y en a. Vent Merci.
Ma récolte a été riche comme souvent avec
Alain Damasio. Les mots, le vocabulaire, les créations, les lexiques comme ceux de la marine, de la vénerie dont les tonalités et la poésie me ravissent.
Et surtout, des réflexions qui pointent le bout de leurs mai. Comme ce que nous fait cette "pulsion scopique" du smartphone et de l'écran.
Syndrome de la Gorgone qui nous immobilise, nous fige. Orphée du quotidien qui ne résiste pas à aller voir, scruter, visionner. Ce visuel est décidément trop puissant. Il nous engloutit, nous paralyse et "préhante" nos imaginaires là où le son semble un vecteur plus souple qui permet de laisser respirer. Sous réserve qu'on ne soit pas en boîte ou sur un chantier BTP.
Les marques qui subsistent après nous. Uniquement les Datas que les porcs truffiers reniflent sous nos pseudos couvertures ou autre chose ? L'écrit ? le parlé ? le tagué ? le fait d'art ? le céliglyphe ? Toujours ce lien avec la trace que suit "La Horde", mais cette fois c'est l'aval qui compte. Ce qu'on laisse et non ce que l'on poursuit. Comme dans une deuxième partie de vie ?
Le prédateur devenant la proie qui vient habiter son chasseur dans lequel elle s'incarne, de la traque à la fuite. En pas chassé, latéral. Vice et versa. du "praeda" latin dont les deux découlent.
Ce fut une lecture féconde bien que non exempte d'imperfections. Moins époustouflante que "La Horde" mais peut-être aussi parce que la surprise est moindre après la découverte et le déniaisement.
Ceux et celles qui n'ont pas aimé sentir souffler "Le Contrevent" n'aimeront pas plus poursuivre
les furtifs. J'en ai bien peur. Pour les autres, la pente reste raide et les éboulis nombreux. Mais le panorama vaut l'effort et le détour.
Le thème est en prise avec le présent. En effet, je viens de découvrir il y a peu ce qu'ètait le xénogenre. Là encore, furtivement, des échos.
Je vous invite ègalement à jeter un oeil aux fiches personnages de l'auteur (Fiches personnages des furtifs) pour prendre conscience de son travail littéraire, créatif et de son iceberg en grande partie immergé.