Quinze ans après
La horde du contrevent,
Alain Damasio nous livre une dystopie glaçante de réalisme où le futur se fait bien trop proche. Un futur où les entreprises rachètent les villes et pénètrent à coup d'ultra-connectivité et sous couvert d'ultra-optimisation dans nos foyers, nos vies et nos têtes. Rien de totalement neuf sous le soleil ? Peut-être, mais quelle parfaite remise au gout de 2019. La critique est évidente, sans détours, parfaitement ancré dans l'actualité. Un futur parfaitement plausible. Et proprement terrifiant.
Lorca et Sahar ont vu leur couple brisé par la disparition de leur fille unique de quatre ans, Tishka – volatilisée un matin, inexplicablement. Sahar ne parvient pas à faire son deuil alors que Lorca, convaincu que sa fille est partie avec
les furtifs, intègre une unité́ clandestine de l'armée chargée de les chasser et d'en découvrir les secrets. Là, il va découvrir que ceux-ci naissent d'une mélodie fondamentale, le frisson, et ne peuvent être vus sans être aussitôt pétrifiés. Qu'ils sont des êtres de chairs, de vitesse, vivant dans les espaces de liberté de nos angles morts.
Nous suivons particulièrement Lorca et sa quête est l'enjeu central de la narration : c'est celle d'un père qui refuse de renoncer et qui veut retrouver sa fille. Quoi qu'il en coûte, quoi qu'elle soit devenue. La paternité et la parentalité par le prisme croisé de Sahar sont au coeur du récit. C'est une histoire d'amour de bout en bout, de résilience, d'acceptation, d'ouverture. C'est en grande partie ce qui m'a touché. Les personnages sont vrais, humains, dans leur grandeur et leurs erreurs, ils sont authentiques. Les paragraphes alternent les points de vue, et on se fera rapidement au fait qu'ils sont signalés par des ponctuations, des points, des signes, différents selon les personnages, au point de ne plus avoir besoin du récapitulatif des noms/signes.
Sans aucun doute, la force du récit c'est le souffle qui le porte. le rythme, la musicalité dans un style irréprochable. On est embarqué dans chaque phrase, on glisse d'un mot sur l'autre, s'arrêtant parfois sur la poésie d'un segment, la force d'une conviction, la terreur d'un concept pointé du doigt, et on glisse d'une phrase à l'autre, d'une émotion à la suivante. La langue est ciselée, incroyablement, mais que pouvions nous attendre d'autre ? Elle réussit à porter la voix de chaque personnage, à le faire parler, à le faire sonner de manière radicalement différente, à former un récit polyphonique où le thème de chacun ne brise aucunement l'harmonie générale. Chacun porte sa voix, qui ses tics de langages, qui son franglais, qui son franc parler, sa langue natale qui ressort et se fond parfaitement dans la narration. Cela nous amène d'autant plus à s'attacher aux personnages, à leurs voix si reconnaissables. C'est une expérience de lecture multi-sensorielle, le récit fait clairement appel à tous les sens, et j'ai particulièrement hâte d'écouter la bande son (que je n'avais pas dans mes épreuves).
Si la forme est impeccable, les jeux de langages incroyables, la musicalité omniprésente, le fond n'est pas en reste loin de là, et c'est sans doute ce que j'applaudis le plus. Cet équilibre parfait entre forme – l'intrigue, la langue, les personnages, et le fond. La critique est évidente, mais n'est pas le seul point à relever. le confort de chacun, l'enfermement dans la réalité virtuelle, l'acceptation de l'exploitation des données, le Big Data everywhere, l'échec de l'éducation conventionnelle sont parfaitement traités, mais c'est surtout le « et pour ne pas en arriver là, on fait quoi ? » qui m'a enthousiasmé. Les ébauches de réponses, les pistes de réflexion pour bâtir un demain différent de cet ultra-libéralisme. Ces ZAD, ces ZAG, ces espaces urbains à reconquérir ensembles, ces cours en dehors des classes, des cadres, ces luttes sociales, humaines. le récit est clairement emprunt d'humanité et de valeurs. La crise migratoire est évoquée, le vivre-ensemble et ses richesses. C'est une vision clairement positive mais qui fait un bien fou. L'oeuvre est évidemment engagée et je me suis parfaitement retrouvée dans ces visions, dans cet alter mondialisme qui survit et qui essaime. Et je me retrouve dans ce retour à la nature, dans cette hybridation entre l'homme et le vivant, dans les thèmes centraux des furtifs. Un nouveau transhumanisme où le cyberpunk ploie devant la nature.
On pourra s'arrêter au côté science-fiction, apprécier le récit pour lui-même. Moi, je l'ai reçu aussi comme un appel à l'action. Et c'est comme ça que je veux le transmettre. Alors, lisez-le et devenez vous aussi, un peu des furtifs.
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