J'ai apprécié
La Zone du Dehors, puis
La Horde du Contrevent, et j'avais peur que
Les Furtifs ne marquent la fin de l'enchantement, par essoufflement ou recyclage du style et des thématiques chères à l'auteur. J'ai donc été plus qu'agréablement surprise de m'être trompée : ce dernier roman d'
Alain Damasio est des trois celui que j'ai préféré.
On peut grossièrement découper le récit en trois parties :
- d'abord la découverte des personnages, de la quête de Lorca, de l'univers du Récif et des furtifs,
- puis la plongée dans la lutte, les mouvements qui s'opposent aux dérives de la société dépeinte dans le roman, la pluralité, la vigueur et les articulations entre les différents visages de cette lutte, et le parallèle avec
les furtifs en perpétuelle mutation et interaction avec leur environnement,
- et enfin le dénouement, quand
les furtifs se dévoilent peu à peu, que la lutte s'accélère, que les personnages trouvent enfin leur place dans leur univers, les valeurs qui valent la peine d'avoir traversé tout ça, et qui font qu'ils vont continuer d'aller de l'avant, je dirais d'aller de maintenant, pour reprendre un peu de la plume et de la poésie du texte.
Les Furtifs est un roman engagé, qui pointe des défauts réels et potentiels de la société actuelle, et propose des solutions radicales pour y faire face. le style particulier de l'auteur, qui tel un furtif, métabolise la langue française pour mieux faire vivre sa poésie, son engagement, ses idées et son imaginaire, est à la fois une des forces et une des faiblesses de son roman. L'auteur en est probablement conscient, en effet, un point de l'intrigue souligne que le manque de simplicité et le niveau « intellectuel » trop élevé d'un discours peuvent desservir son propos en excluant ceux qui n'ont pas les clés pour le comprendre. En tant que lectrice, je me suis parfois sentie malmenée par certains passages, notamment sur la fin, où des paragraphes entiers ressemblent tellement à des soupes de mots que j'ai beau y avoir distingué un fils rouge, j'ai dû « diagonaliser » la lecture de certaines pages pour éviter l'indigestion. Je pense que l'effet est voulu par l'auteur qui propose une lecture davantage par impression et sensation que par « déchiffrage littéral ». Quand on se laisse prendre au jeu, cela peut même être plaisant.
La multiplicité des points de vue et la profondeur des personnages rendent l'expérience de lecture riche et immersive. En s'attachant à Lorca et aux membres de sa meute, on se crée des repères qui font qu'au bout d'une centaine de pages, on sait qui parle quand, et l'absence d'indications claires sur l'identité du narrateur en cours ne pose plus de problème.
La famille Varèse est une ode à l'amour conjugal, parental et filial ! Les relations fortes entre les personnages, la quête de l'enfant perdue qui éloigne et rapproche tour à tour ses parents, le personnage de Tishka, un véritable bijou…. Je regrette que la cellule familiale se résume au trio papa-maman-enfant, excluant les familles respectives de Lorca et Sahar, qui ont pourtant des parents encore en vie et même des frères et soeurs, totalement absents de l'histoire. Quand on voit ce qu'ils traversent, dur dur de concevoir un frère une soeur qui ne s'implique pas pour les soutenir dans ces situations. Je conçois que l'intrigue aurait été alourdie par l'ajout de ces personnages, mais c'est un vrai manque à mon sens.
Si vous souhaitez découvrir par vous-même
Les Furtifs, le spoil suivant risque de vous gâcher la lecture, c'est pourquoi il est masqué et réservé à ceux ont déjà lu le livre, ou n'en ont pas l'intention.
je regrette également que Damasio ait choisit de tuer Tishka « en avance » aux yeux lecteur. J'aurais aimé y croire comme ses parents, jusqu'au bout, croire au combat mené pour l'occupation de Porquerolles, croire à la fuite réussie de Lorca, Sahar et Tishka. Ce spoil, même quelques dizaines de pages seulement avant que ça se passe, m'a fait sortir de l'histoire. Même si Tishka revient plus tard, j'ai vraiment vécu comme une trahison le fait de n'avoir pas été à égalité dans la surprise et l'horreur avec Sahar au moment où elle n'a pas pu s'empêcher de tourner ses yeux vers sa fille.
Les réflexions politiques et philosophiques abordés dans le cadre des mouvements de lutte contre le système en place dans le roman correspondent à plusieurs de mes intimes convictions, c'est donc tout naturellement que j'ai envie de qualifier d'extrêmement pertinente la vision de la société actuelle qui est proposé, ainsi que les mécaniques mis en place pour s'y opposer et la transformer. Loin de proposer des solutions idylliques et simpliste, l'auteur refuse de sombrer dans une utopie qui nie totalement les défauts inhérents aux communautés qu'il dépeint, ce qui les rends d'autant plus crédibles et intéressantes.
En bref : un roman époustouflant, qui par son style, son rythme, ses personnages et la géniale invention des furtifs, permet un réel enrichissement de la vie intérieure des lecteurs qui se laissent prendre au jeu ! le bémol, habituel chez cet auteur, de l'utilisation de la langue comme d'une pâte à modeler qui prend parfois des formes rebutantes, ainsi que de changer de narrateur de façon impromptue, est largement compensé par la qualité du reste mais reste à souligner car il « exclu » de nombreux lecteurs qui pourraient apprécier l'imaginaire proposé par
Damasio. Quand on veut lire quelque chose de compliqué et qu'on a du mal a comprendre, on prend un livre écrit en chinois ou une démonstration mathématique de 20 pages, pas un roman classé "littérature de l'imaginaire".
Un 4,5 étoile, que je recommande, vivement, chaudement et même, allez, je me le permet, furtivement !