Les plaisirs dans À la Recherche du temps perdu

Je termine un court bouquin, paru en 2022, très cocasse tout en étant "théorique". Il est écrit par Dominique Defer, enseignante en lettres modernes et déjà l'auteure de l'ouvrage « À la recherche du temps perdu : une architecture initiatique (2017) ».
Si les dieux se sentent toujours aussi bien que nous, les hommes, seulement parfois, c'est incroyable. Mais s'ils se sentent mieux que nous, c'est encore plus incroyable ! Je choisis cette pensée antique comme épigraphe à ma chronique sans pour autant me souvenir de la citation exacte relevée durant mes années d'études en musicologie. Pour moi, c'est l'essence même des délices terrestres, leur intensité.
La recherche des plaisirs, est-il dit dans l'oeuvre de Proust, est naturelle pour l'humain et cela suffirait à remplir une journée. L'auteure souligne qu'il n'y a pas d'hiérarchie de plaisirs chez Proust : les joies de desserts onctueux, de la belle vaisselle valent les plaisirs de l'esprit, de baisers. Personnellement, j'ai des progrès à faire dans le domaine, car j'ai mon échelle de valeur entre les plaisirs à tel point que certains plaisirs deviennent des afflictions ! Je pense aussi que chez les êtres passionnés, les grands passionnés, leur passion brûle tous les besoins étrangers et les fait négliger toutes les sources des plaisirs « autres » au nom de sa réalisation exigeante. Ils sont ainsi, sans pour autant couver un trouble psychique grave : celui du refus du plaisir.
Si un musicien de génie, selon le témoignage de Mozart, entend simultanément toute une symphonie, un hyper-littéraire devrait pouvoir percevoir toute « La Recherche » de Proust au même instant. Est-ce utopique ? Dominique Defer doit faire partie de ces hyper-littéraires. Ce livre est un jeu de kaléidoscope, ou un jeu des perles de verre, pour ceux qui admirent Hermann Hesse. Car il y a ici un immense plaisir de jouer, de jongler, qui vient du plaisir de revisiter l'oeuvre selon un angle particulier. L'auteure se donne et nous donne le plaisir de nommer, de systématiser les aveux par lesquels les personnages proustiens révèlent leurs mouvements psychiques. Ici la lecture, le sens du beau et celui du bien-être se fondent en un concert harmonieux.
C'est un Dictionnaire des plus agréables qui regroupe les plaisir proustiens. Aliments, baisers, boissons, odeurs, repos, rire, satiété, sexe, sommeil, sons, sport, toucher sont proposés en tant que plaisirs des sens. Ensuite on parle des plaisirs de la fortune, puis de ceux de l'esprit (anticipation, architecture, attente, conversation, correspondance, couleurs, découverte, désir, écriture, fleurs, habitude, arts, vitesse, solitude etc). On n'oublie pas les plaisirs du coeur (comme abnégation et délicatesse), ni ceux de la société, ni même les plaisirs du mal (drogue, masochisme, pédophilie, voyeurisme). Et enfin arrivent les plaisir du langage (anecdotes, bons mots, citations, étymologie, ironie, jargon etc). Je suis loin d'avoir tout cité.
« le vestibule profond du plaisir », « un vide sombre et délicieux », l'Oisiveté des personnages, l'ajournement constant du héros à réaliser enfin son chef-d'oeuvre littéraire, aiguillonnent cet état d'esprit visant les plaisirs quels qu'ils soient. Il faut indéniablement du TEMPS pour poursuivre et « fructifier » un plaisir.
Un livre fureteur qui incite à cultiver notre hédonisme à travers ce gigantesque réservoir de ravissements qui est le roman de Proust. Songez que la main aurait des oreilles, des yeux, serait dotée d'un nez et d'une langue, en dehors de sa peau curieuse. Comme une bulle de plaisirs dont vous ne voulez surtout pas sortir ! Telle est la conception graphique de la couverture du livre, par principe rouge, qui a forcément attiré mon regard.