Non, Stefan Zweig n'a pas connu intimement Gustav Mahler, qui régna sur l'Opéra de Vienne, de 1897 à 1907, et qui dut le quitter sur une cabale, menée de concert par une certaine presse, des membres de l'orchestre Philharmonique et quelques fonctionnaires.
Zweig n'a connu Mahler qu'en l'apercevant : c'était manifestement pour lui une joie de le voir passer sur un trottoir du "Ring" ou au détour d'une rue, de l'entendre diriger ou de le regarder, avec curiosité et inquiétude, faire, en 1911, sa dernière traversée de l'Atlantique, un voyage douloureux, accompli au terme de la dernière saison musicale mahlérienne aux États-Unis, et qui devait se terminer en calvaire, de retour en Europe, de Cherbourg à Paris, de Paris à Neuilly et de Neuilly à Vienne, avec la mort au bout du chemin, au sanatorium Loew, le soir du 18 mai 1911.
C'est fort peu de choses, en apparence, pour permettre à Zweig d'écrire sur Mahler, et pourtant, le jeune écrivain va célébrer ce musicien comme l'une des personnalités les marquantes de Vienne avant le cataclysme de 1914.
Pour Zweig, Mahler est non pas seulement celui qui a su porter au plus haut la conscience musicale dans la capitale autrichienne avant la Première Guerre mondiale, mais aussi celui qui a élevé à son sommet l'art musical viennois et autrichien. Sans doute, Zweig n'a-t-il encore qu'un vague aperçu de l'ensemble de l'œuvre de ce compositeur lorsqu'il écrit les deux textes qui sont réunis dans ce court volume : le premier sur le chef d'orchestre épouse une forme poétique et a été écrit pour le cinquantième anniversaire du maestro, en 1910 ; l'autre, intitulé : Le retour de Gustav Mahler, et qui est une manière d'honorer en 1915 la mémoire du disparu, nous fait deviner que Zweig s'est un peu familiarisé avec la création mahlérienne au travers du cycle de lieder connu sous le nom de Kindertotenlieder (Chants pour des enfants morts, la musique se plaquant sur des poèmes de Friedrich Ruckert) et du magnifique et bouleversant Chant de la terre (Das Lied von der Erde) qu'il aurait entendu en concert. Zweig évoque aussi, naturellement, la creation de la Huitième symphonie, dite des Mille, à Munich, événement qui attira en Bavière une bonne partie de l'élite culturelle européenne et valut à Mahler un surcroît de notoriété.
Mais pour Stefan Zweig, on le sent bien, célébrer Mahler, c'est aussi, après coup, se souvenir du temps béni de la jeunesse, quand le monde ne connaissait pas encore la guerre qui allait embraser l'Europe et le Moyen-Orient.
Zweig aura toujours avec la musique une relation particulière, ce qui l'amènera à fréquenter après guerre le compositeur Richard Strauss, dont il mettra du temps à se séparer, en dépit de la collusion de cet artiste avec le régime nazi, pendant les premières années du régime hitlérien.
Il faudra quelques années à Stefan Zweig pour ouvrir les yeux. Mais une fois qu'il les aura ouverts, il ne parviendra plus à les refermer que pour se suicider.
François Sarindar, auteur de : Jeanne d'Arc, une mission inachevée (2015) et Lawrence d'Arabie. Thomas Edward, cet inconnu (2015)
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Il répand de la musique
Qu'il puise en bas, dans le courant
Invisible, de ses mains déliées.
[...]
Il continue à diriger, le gouvernail
Solidement tenu dans son poing. Nous glissons,
glissons
Vers des îles muettes, des forêts dévastées par
la tempête.
Qui sait pendant combien de temps ? Sont-ce
des heures, des jours,
Est-ce une année ?
Alors le rideau s'abaisse.
Le chef d'orchestre. In memoriam Gustav Mahler.
Par Stefan Zweig
Le voici de retour chez lui, le grand réprouvé de jadis, triomphalement de retour dans la ville dont il avait été chassé il y a quelques années à peine. Dans cette même salle où autrefois sa volonté s'imposait avec une force démonique, son être défunt règne désormais sous sa forme spiritualisée, sa musique résonne.
Stefan Zweig, Le retour de Gustav Mahler.
Jamais Gustav Mahler n'a été aussi vivant, jamais il n'inspira autant cette ville [Vienne] que maintenant qu'il n'est plus, et l'ingrate qui l'abandonna est désormais sa patrie à jamais.
Mahler est celui qui, avec sa baguette, "lutte contre les éléments déchaînés, apprivoisant leur va-et-vient comme un maître des sons". Avec lui, "la fièvre devient rythme, et le chaos vivant". Il nous conduit "sur le rivage où s'échouent les rêves".
Stefan Zweig, auteur à succès, se voulait citoyen d'un monde qu'unifiait une communauté de culture et de civilisation. Il n'a pas survécu à l'effondrement de ce «monde d'hier» qu'incarnait la Vienne impériale de sa jeunesse.
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