L'HORREUR VENUE DES AILES.
Une très large moitié du XXème siècle aura été l'époque privilégiée des grandes fictions futuristes, des contre-utopies et autres dystopies, héritières des romans de Jules Verne pour la forme (Jules Verne expose, quant à lui, une vision globalement positive de ces bouleversements technologiques) et mères de ce genre littéraire fâcheusement un trop enfermé dans cette sphère plus généraliste qu'est la science-fiction. Les livres de H-G Wells, de Zamiatine, d'Aldous Huxley, de George Orwell, de même que le trop oublié, passionnant et bizarre Kallocaïne de la suédoise Karin Boye, font écho aux impressionnantes - mais souvent perçues comme trop rapides - évolutions du monde moderne : scientisme et positivisme triomphant, progrès incessants et d'évidence incontrôlable de la technique et de sa fille Technologie, industrialisation démesurée, internationalisation puis mondialisation des échanges et des intérêts financiers, urbanisation démultipliée tout autant que bien souvent désordonnée, consommation de masse, montée des totalitarismes rouges ou bruns : autant de phénomènes conjuguant tous les ingrédients pour voir l'émergence de nouvelles réflexions éthiques, philosophiques et politiques, souvent porteuses d'inquiétude et même d'angoisse.
Plus surprenante, en revanche, cette incursion de l'auteur du Pays où l'on arrive jamais, le romancier, conteur et poète André Dhôtel, à l'oeuvre très souvent empreinte de merveilleux, de magie simple, proche de la nature, au sein de cette confrérie des augures de temps futurs généralement sombres. C'est pourtant bel et bien le cas avec cette aventure fantasmagorique vécue par le jeune Julien Grainebis, aventurier un peu malgré lui, publié en 1956 et qui s'apparente sans conteste à ce genre littéraire. (A noter que l'on retrouvera ce personnage, une année plus tard, dans le recueil intitulé Les Voyages fantastiques de Julien Grainebis).
Ainsi, sur l'île aux oiseaux de fer, perdue dans les immensités vides de l'Océan Pacifique, vit une étrange communauté entièrement soumise à la domination des machines. Elle pourvoit à leur maintenance, reçoit d'elles sa subsistance, les règles de son existence, obéissant à la moindre de leurs injonctions. C'est ce que notre Julien découvrira assez rapidement, après qu'il eût été poussé à l'eau, par dessus le bastingage du paquebot parti pour un tour du monde et sur lequel il s'était retrouvé steward de fortune, sur les insistance d'un ami de passage, un étrange personnage vaguement anarchiste prénommé Daniel ; lequel est d'ailleurs le responsable de la chute fatale.
Mais notre héros malgré lui est du genre calme et placide. N'était son attirance immédiate pour la jeune et charmante Irène, la psychologue qui le reçoit en entretien dans les premiers temps de son arrivée, il semble d'abord se trouver relativement à son aise sur cette île si particulière où règne un calme certain, où le regard - passablement vide - des habitants semblent révéler un tranquille mais un bonheur simple, acceptable. Bien entendu, il est un peu dérouté par cette manière si calée, cloisonnée, prévue et prévisible de vivre mais au cours des premières semaines sur place, il semble se satisfaire convenablement de cette situation.
Peu à peu cependant, Julien Grainbis va comprendre à quel point les machines maîtrisent tout, empêchent toute manifestation de plaisir vrai, de passion, de joie extérieure, de désir. Qu'elles ont fini par supprimer toute liberté véritable, toute envie, tout moyen ou motif de s'échapper, de s'ex-île-r, tout appel à quelque transcendance que ce soit - "Dieu" est un mot qui fait frémir immédiatement qui l'entend dans la bouche de Julien, serait-ce le mot utilisé comme vulgaire interjection -, jusqu'à la simple envie de se promener sur un chemin, mais interdit, à l'écart des routes bornées, de lancer un caillou dans la mer, même lorsque l'on n'a que douze ans... Les machines ayant par ailleurs prévu leur moyen de répression - le plus généralement fatal - par l'office de ces oiseaux de métal qui planent comme une perpétuelle menace, une épée de Damoclès technologique, au-dessus des habitants, les contraignant encore un peu plus à une obéissance et à un contrôle sur eux-même absolument permanent. Jusqu'à leur ôter, finalement, toute (en)vie véritable, quoi qu'ils s'en défendent, lorsque Julien les pousse dans leurs retranchements par ses questions dignes d'un Candide moderne.
Mais la seule logique qui règne sur l'île est ainsi celle des machines, étrangère à la logique de l'âme et du cœur humain, de même que le temps des machines est étranger à la temporalité humaine. Cependant, il y a la belle Irène, que des hasards très heureux mettront à plusieurs reprises sur la route de notre infortuné rescapé - le sauvant en outre d'une mort certaine - et dont il semble évident que l'attirance amoureuse de deux jeunes gens finira par poser autant de problème à ce système infernal qu'il finira par mettre en échec toute cette machinerie devenue démente, avec, en point d'orgue, une sorte de mise en abîme très séduisante, voulue par André Dhôtel, où un début de conte à dormir debout, dont Julien a momentanément oublié la fin, provoque le dérèglement interne de ces mécaniques inhumaines mais qui cherche, par absolu, un sens et une logique à tout !
La réussite de ce court récit d'André Dhôtel tient à la simplicité poétique de sa mise en oeuvre, à la légèreté limpide de son écriture. Nulle emphase, nulle longueur superflue dans ce petit livre plein de charme, qui propose une sagesse avec un tact, une discrétion et une délicatesse rares. Mais qui préfigure, ou du moins s'inquiète, d'un monde dans lequel les machines auraient pris le pas sur nos décisions, sur nos vies - dans ce qu'elles ont de plus consubstantiel au vivant, fut-ce avec ces innombrables défauts et ses irrémédiables excès.
Trop oubliés, la plume et les livres d'André Dhôtel ont encore un charme fou - le charme subtil de ces livres délicieusement intemporels - et mériteraient indubitablement de ressortir de l'oubli poli dans lequel il est reclus depuis quelques décennies.
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Lecture assez déconcertante. C'est une contre utopie. Dans le style, la trame, ce livre de science-fiction s'apparenterait aux Voyage de Gulliver. Julien Grainebis débarque sur une île gouvernée par les machines, les oiseaux de fer sont des sortes de gardiens. Ce monde si paisible en apparence est en réalité une prison dorée, les liberté sont très limitées. Pour ceux qui se souviennent de la série "Le Prisonnier" avec Patrick McGoohan, on y retrouve l'ambiance où tout est paisible si on ne sort pas des limites autorisées, avec des personnages peu communicatifs au bonheur forcé. Mais le roman est assez court et l'intrigue fait quelques bonds un peu rapides. C'est une lecture pleine d'idées, mais qui se contente d'un conte léger qui donne une impression d'ébauche et qui m'a laissé sur ma faim.
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J'étais loin d'imaginer que cet auteur ait écrit ce genre de livre. Ce petit récit aux airs futuristes pourrait sembler superficiel, désuet à notre époque, et pourtant derrière ce cache toute une philosophie qui faut peut être déceler ou apercevoir. il ne faut pas oublier que l'auteur a commencé par des études de philosophie et ça se ressent pleinement dans cette histoire.
D'ailleurs pour le peu que j'ai pu lire dans ce genre de littérature, il y a toujours cette part de réflexions qu'on ne peut soustraire, et ce que j'aime justement. Une histoire simple mais qui nous éclaire et nous amène à prendre conscience de notre société actuelle et ce qu'elle pourrait être. Savourer la chance ou pas de vivre sur cette planète telle qu'elle est ou pas, selon selon selon car il faut dire que plus ça va, plus notre chère petite bleue commence à sombrer et prendre une tangente qui n'est pas de bon augure.
J'ai bien aimé ce récit et je crois que je vais poursuivre la lecture de cet auteur que j'ai négligé alors qu'il est de mon pays.
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Jamais il n'avait imaginé qu'un jour viendrai où il cesserait de voir sa sœur chaque matin et chaque soir et de mener avec elle ces paisibles entretiens et ces querelles qui semblaient la bénédiction de toute une vie.
- Non, nous n'avons pas le temps, s'écria le gouverneur. Un instant peut nous perdre. Je m'excuse. Il s'excuse. Nous nous excusons.
Les sonneries s'apaisèrent d'un coup. L'homme épongea la sueur qui ruisselait sur son front.
- Mais le questionnaire auquel j'ai été soumis était absolument hasardeux, observa Julien.
- Absolument hasardeux. Nous reconnaissons la réalité du hasard et nous lui accordons beaucoup, mais les machines sont capables de trier les réponses et de décider si elles sont valables.
- Vous n'avez jamais eu l'idée de discuter leurs décisions ? demanda Julien.
- Nous sommes sûrs qu'elles sont parfaites.
-- Alors vous exécutez tous les ordres que vous recevez, sans réfléchir le moins du monde ?
-- C'est logique, répondit l'un.
Car la technique ne sait répondre aux énigmes du destin, de la beauté.
« […] J'ai reçu de François Dhôtel (1900-1991), sous la forme d'un « tapuscrit » photocopié […], la merveilleuse suite de poèmes que voici. Je me suis dit qu'André Dhôtel, à la mort de qui je n'ai jamais cru, se dévoilait soudain plus vivant que jamais, avec la lumière pailletée de son regard et son sourire en coin.
[…]
Maintenant ces poèmes sont là, qui n'ont rien de testamentaire, même si l'on devine que leur auteur peu à peu s'absente - mais c'est pour mieux affirmer une présence imprescriptible.
Voici ces poèmes, dans l'ordre où je les ai reçus. […] Les poèmes naissent de la couleur du ciel, du temps qu'il faut, d'un écho des jours ordinaires et miraculeux, comme les impromptus qu'aimait tant Dhôtel, ou les petites pièces de Satie. […]
Au rythme séculaire des premières lectures éblouies,
« Voici donc le chant
de la jeunesse oubliée
et des souvenirs perdus »
[…] » (Jean-Claude Pirotte)
« […] Des paroles dans le vent
en espérant que le vent
est poète à ses heures
et nous prêtant sa voix
harmonise nos artifices.
Nos strophes seraient bien des branches
avec mille feuilles que l'air du large
fera parler peut-être un jour
où personne n'écoutera.
Car l'essentiel serait
qu'on n'écoute jamais
et qu'on ne sache pas
qui parle et qui se tait.
[…] » (Espoir, André Dhôtel)
0:00 - Abandon
2:00 - Attente
3:30 - En passant (II)
4:50 - La preuve
5:30 - L'inconnu
6:15 - Splendeur (II)
6:46 - Générique
Référence bibliographique :
André Dhôtel, Poèmes comme ça, éditions le temps qu'il fait, 2000.
Image d'illustration :
https://clesbibliofeel.blog/2020/04/08/andre-dhotel-idylles/
Bande sonore originale : Scott Buckley - Adrift Among Infinite Stars
Adrift Among Infinite Stars by Scott Buckley is licensed under a Creative Commons Attribution 4.0 International License.
Site :
https://www.scottbuckley.com.au/library/adrift-among-infinite-stars/
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