Après le repas, Odile vint y trouver son mari qui montait à ce moment les rayons d'une roue de vélo. Elle le regarda travailler. Ses mains rencontraient chaque fois avec précision sur l'établi l'outil nécessaire. L'équilibre de la roue se révélait avec une lenteur méthodique.
– Je me demande pourquoi tu as fait des études.
– Je préfère ce travail, répondit-il, préoccupé.
Elle observa que depuis deux mois qu'ils étaient mariés, il n'avait pas ouvert un livre.
– J'ai abandonné tout à fait la littérature.
– Que veux-tu dire ?
– Que je n'écrirai plus pour aucun journal. Je me contenterai de composer quelques poèmes de temps en temps.
Odile pâlit comme si c'était l'annonce d'un désastre. Elle ne comprenait pas cette lubie, alors qu'elle était sûre que de vraies amitiés encourageaient Julien à travailler.
– Ta nonchalance est abominable.
– Est-ce que tu t'intéresses à la littérature ?
– Je me fiche de ta littérature. C'était du moins un effort vers quelque chose. Comment comptes-tu organiser ta vie ?
– Je n'ai pas de projets.
Odile insista sur ce fait qu'elle ne se résignerait pas à mener une vie attachée à un commerce de bicyclettes. A dix-neuf ans elle prétendait aimer tout ce qui s'apparente à la gloire, sinon la gloire elle-même et préférer encore toutes les défaites à un ennui oriental.
– Tu ne comprends pas, murmura-t-il, en continuant à faire tourner sa roue.
– Laisse cette roue. Il y a beaucoup de jeunes gens qui voudraient avoir ces possibilités que te donnent ta santé et ta chance.
Ils pensèrent aussitôt l'un et l'autre à Étienne. Ils prononcèrent son nom en même temps, lui avec ironie, elle d'un ton amer :
– Étienne. Je ne voulais pas parler de lui.
Julien haussa les épaules :
– Je sais ; il a la meilleure part, ton amitié. Pourquoi ne l'as-tu pas épousé ?
Est-il possible qu'un commerçant rêve quelquefois, même si l'autorité des traditions littéraires le lui défend ?
Julien se demanda si de tels individus ne possèdent pas une imagination souvent supérieure à celle des rêveurs professionnels.
La semaine précédent le mariage fut dominée par ce silence devant la fenêtre. Ils s'en souvinrent jusque dans la cohue des Galeries Lafayette.
Il y eut même une après-midi remplie d'une joie immense. En passant sur le boulevard Montparnasse, Julien acheta deux roses pour Odile qui lui proposa aussitôt d'aller prendre le train à la gare voisine, n'importe quel train. Leurs regards exprimèrent un accord immédiat. Il fallait dépenser sans retard l'enthousiasme, en le semant dans la plus grande étendue possible.
Un omnibus les conduisit à une petite gare entourée par un lotissement affreux. La plupart des arbres avaient été emportés par le vent.
Ils pataugèrent avec une extrême satisfaction le long d'une allée où trois modèles de villa se répétaient à perte de vue jusqu'à un arrière plan semé de meules échouées.
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Dans la rue, les chats se promenaient librement, profitant de la sieste des chiens.
Vers quatre heures une porte voisine s'ouvrit.
C'était Mathilde Blunay qui chassait son ivrogne de mari, un géant, qui s'étira un moment dans le soleil.
Julien revoyait surtout cette cuisine parfaitement blanche où ils épluchaient ensemble leurs légumes.
En vérité tout cela avait toujours paru provisoire et à mille lieues d'une vie normale. C'était un décor qu'un changement d'éclairage avait pu disperser sans qu'il restât la forme d'un bibelot.
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« […] J'ai reçu de François Dhôtel (1900-1991), sous la forme d'un « tapuscrit » photocopié […], la merveilleuse suite de poèmes que voici. Je me suis dit qu'André Dhôtel, à la mort de qui je n'ai jamais cru, se dévoilait soudain plus vivant que jamais, avec la lumière pailletée de son regard et son sourire en coin.
[…]
Maintenant ces poèmes sont là, qui n'ont rien de testamentaire, même si l'on devine que leur auteur peu à peu s'absente - mais c'est pour mieux affirmer une présence imprescriptible.
Voici ces poèmes, dans l'ordre où je les ai reçus. […] Les poèmes naissent de la couleur du ciel, du temps qu'il faut, d'un écho des jours ordinaires et miraculeux, comme les impromptus qu'aimait tant Dhôtel, ou les petites pièces de Satie. […]
Au rythme séculaire des premières lectures éblouies,
« Voici donc le chant
de la jeunesse oubliée
et des souvenirs perdus »
[…] » (Jean-Claude Pirotte)
« […] Des paroles dans le vent
en espérant que le vent
est poète à ses heures
et nous prêtant sa voix
harmonise nos artifices.
Nos strophes seraient bien des branches
avec mille feuilles que l'air du large
fera parler peut-être un jour
où personne n'écoutera.
Car l'essentiel serait
qu'on n'écoute jamais
et qu'on ne sache pas
qui parle et qui se tait.
[…] » (Espoir, André Dhôtel)
0:00 - Abandon
2:00 - Attente
3:30 - En passant (II)
4:50 - La preuve
5:30 - L'inconnu
6:15 - Splendeur (II)
6:46 - Générique
Référence bibliographique :
André Dhôtel, Poèmes comme ça, éditions le temps qu'il fait, 2000.
Image d'illustration :
https://clesbibliofeel.blog/2020/04/08/andre-dhotel-idylles/
Bande sonore originale : Scott Buckley - Adrift Among Infinite Stars
Adrift Among Infinite Stars by Scott Buckley is licensed under a Creative Commons Attribution 4.0 International License.
Site :
https://www.scottbuckley.com.au/library/adrift-among-infinite-stars/
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