Au coeur de la police instrumentalisée des années Sarkozy-Valls et des « affaires », une plongée dans trois puissantes trajectoires obsessionnelles de flics sur leurs routes de collision. L'âpreté d'un grand art du choc des mots fiévreux là où il le faut.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/05/11/note-de-lecture-la-trilogie-echos-des-annees-grises-benjamin-dierstein/
Christian
Kertesz, gigantesque gaillard rompu à tous les combats possibles ou imaginables, ou presque, a été l'un des meilleurs limiers parisiens de la Brigade de Répression du Proxénétisme. Désormais à la PJ, il fait aisément figure d'âme damnée de Michel Morroni, un vieux de la vieille qui est aussi, « dans le civil », un discret et efficace protecteur et agent d'influence d'un clan corse du grand banditisme.
Gabriel Prigent, ancien de la Légion Etrangère dans sa jeunesse, était l'un des plus brillants éléments de la police nationale à Rennes, avant qu'un drame personnel (dont on apprendra lorsque nécessaire tous les tenants et aboutissants) ne le propulse dans une spirale infernale de rage et de choc avec des collègues moins exigeants en matière d'enquêtes, et ne le recycle plus ou moins habilement au sein de la PJ parisienne.
Laurence Verhaeghen, manoeuvrière suprêmement habile, redoutable manieuse de journalistes et de syndicalistes policiers, est une enquêtrice parfaitement professionnelle, mais aussi dévorée d'ambition, et prête pour cela à bien des subtilités politiques.
Trois personnages d'une puissante épaisseur humaine, dans leurs différences irréductibles. Trois noeuds d'obsessions, bien distinctes mais pareillement dévorantes, in fine. Trois policiers lancés sur de sauvages trajectoires de collision qui emporteront tout ou presque sur leur passage.
Publiés en 2018, 2020 et 2022, chez Nouveau Monde pour «
La sirène qui fume » et «
La défaite des idoles », puis dans la collection Equinox des Arènes pour «
La cour des mirages », ces trois volumes, regroupés sous l'appellation de trilogie « Échos des années grises », et désormais disponibles tous les trois en poche chez Points Policiers, proposent ensemble l'une des plus impressionnantes sagas policières françaises de ces dernières années.
Ce fleuve torrentiel à trois grandes voix intérieures dominant l'ensemble des péripéties nous entraîne d'abord, au premier chef, dans les eaux ô combien fangeuses, au hasard orienté des escales et des ruptures de direction , de la prostitution adolescente et jeune adulte, des réseaux multi-criminels, des chantages et des extorsions tirant parti des vices les moins communément acceptés du personnel politique et économique (on rencontrera ainsi au fil des pages bon nombre des protagonistes les plus notables des faits divers à retentissement politique des années 2008-2013), mais aussi, et c'est certainement là que
Benjamin Dierstein révèle toute la capacité de cruauté (sans voyeurisme) de son clavier, de la criminalité pédophile et des enlèvements les plus tragiques d'enfants encore impubères – quelles que puissent en être les inavouables raisons, satisfaction de pulsions ou trafics rémunérateurs, sans qu'aucun complotisme absurde ne soit ici nécessaire, bien évidemment – et comme le notent plusieurs personnages, au passage.
Davantage encore, et comme les meilleurs parmi les romans contemporains de police procedural qui, à travers les flics se cognant ensemble dans les murs individuels et collectifs, décrivent souvent mieux que quiconque le désert du réel, cette formidable trilogie, à l'image des travaux de lointains prédécesseurs tels que
Giorgio Scerbanenco ou le couple
Sjöwall / Wahloö, dessine tout le paysage socio-politique de l'époque, en saisissant pleinement la rupture sarkozyste – qui poussa sans doute plus loin que quiconque l'instrumentalisation des forces de police et autres « services » autour d'un projet politique personnel à préserver quoi qu'il en coûte – et le choc en retour de la reprise en main hollando-vallsiste, sur fond d'affaires de plus en plus sulfureuses, que la presse d'investigation sérieuse (à laquelle l'auteur rend un hommage appuyé, dans son texte comme dans ses remerciements) soulève le plus souvent bien avant la justice – et dont le retentissement dans notre pays n'est sans doute pas prêt de s'arrêter, malgré la banalisation de ces asservissements politiques. le temps où un
Frédéric H. Fajardie, dans sa série construite autour du fictif commissaire Padovani, pouvait évoquer presque en souriant la souplesse de l'échine du mentor du héros, et l'efficacité avec laquelle il maniait ses amitiés, gaullistes autant que socialistes, franc-maçonnes autant que résistantes, semble désormais bien loin – et
Benjamin Dierstein témoigne avec un immense brio de cette véritable mutation.
Bien entendu, c'est du côté de
James Ellroy et de
David Peace, deux admirations revendiquées par l'auteur, que l'on trouvera le plus de résonance. Si la porosité entre la politique et le crime, dans la lignée du «
Chicago-Ballade » (voire de l'ensemble de « Politique et crime ») de
Hans Magnus Enzensberger, et donc du « Quatuor de Los Angeles » est manifeste, c'est peut-être toutefois dans
la trilogie Lloyd Hopkins de l'auteur californien que l'on trouverait une approche aussi paroxystique des fantômes pas toujours très respectables qui hantent l'âme des enquêteurs. Mais l'art rare démontré ici par
Benjamin Dierstein dans la traduction en mots fiévreux des obsessions intimes de flics confronté aux démons, les leurs et ceux des autres, n'a sans doute de véritable égal que chez
David Peace, dans son « Quatuor du Yorkshire », certainement, mais aussi, et peut-être plus paradoxalement, dans la contagion émotionnelle et langagière qui habite son «
Rouge ou mort » pourtant si éloigné en apparence du polar contemporain.
Au service de cette documentation massive qu'il s'agit de transmettre avec grâce (même si quelques menues scories demeurent encore du côté de certaines scènes d'exposition par informateurs interposés), mais surtout du vertige intime de l'obsession dévorante, qu'il s'agit de rendre dans toute sa violence, mais aussi dans toutes ses finesses et ses contradictions,
Benjamin Dierstein a su trouver une langue bien particulière. Son maniement affûté et joueur (mais jamais souriant) des répétitions, des litanies, des trébuchements, des murmures intérieurs, des confusions ou bien des mots maladifs, par exemple, crée une grille de rythmes véritablement envoûtants, délétères, vengeurs – qui exaltent les deux ambiances grise et noire qui habitent son texte. Continuellement nimbée d'un humour noir dévastateur, cette exploration réaliste et crue d'un quotidien policier exposé aux dérives qui, du politique, contaminent bientôt l'intime dans des proportions insoupçonnables, s'affirme comme une fresque incontournable de la littérature policière contemporaine – et au-delà.
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