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sur 889 notes
Dès le début, Dostoïevski nous prévient, ce sont certes des carnets imaginaires, mais ils peuvent exister, mais surtout, ils doivent exister pour pouvoir dessiner le portrait très psychologique et très subjectif d'un homme qui appartient au passé dans une société qui ne le représente plus, car pour l'auteur, c'est une « génération en survie ». Mais de quoi parle cette oeuvre ? Elle parle d'un homme niché dans son sous-sol et décrit à travers un journal intime sa vision de la société russe et certains événements de sa vie. L'homme en question est un être se sentant humilié, bafoué et affaibli, et pour se défouler, il écrit un monologue d'une grande férocité et un réquisitoire passionnément blasphématoire.

Coupée en deux parties bien distinctes, la première prend les contours d'un essai philosophique qui dévoile la face paradoxale du personnage. Il se présente comme un homme méchant et malade, un pauvre fonctionnaire sans relief ne faisant que passer sur Terre. Il expulse toute sa colère et sa rage enfouit en lui, on sent pertinemment que c'est Dostoïevski qui parle même s'il ne veut pas l'admettre. le désespoir de son protagoniste est comme dû à une auto-condamnation, car il se sent dominé par sa lucidité et sa conscience qui devient une grande souffrance à son égard. Il ne peut pas être un homme d'action, car il pense et donc ne peut pas agir, contrairement à ces hommes d'action et de raison qui n'ont pas de conscience et donc peuvent être heureux. Pour lui, la société ne peut pas être raisonnable, car l'histoire du monde n'a jamais été raisonnable. Son regard désabusé sur le monde est celui d'un être défiant à l'encontre du progrès et du matérialisme de son époque. D'ailleurs, la dimension du sous-sol renvoie à une sorte de clandestinité souterraine, comme s'il regardait le monde en contre-plongée. le discours est souvent tiraillé, il remet en doute tout, même son propre discours qui le paralyse métaphysiquement et physiquement. Il est donc difficile de suivre la pensée instable de ce personnage pour qui nos émotions changent constamment. Cette pensée est traduite par un style effréné et quasi sans temps mort, car le personnage balance son discours avec essoufflement et de façon ininterrompue. On peut donc avoir de l'empathie à son encontre, du malaise, du dégoût, le trouver pathétique, grotesque, pitoyable, terrible, drôle, intelligent ou encore pleurnichard.

Tout ce doute permanent s'aligne avec l'auteur lui-même qui a vu ses convictions changer au cours des années, rendant le propos de l'oeuvre difficile à saisir. Il a vu l'influence de l'Occident sur la Russie, et même prophétiser comment le mouvement des idées occidentales a métamorphosé son pays. C'est surtout le douloureux désarroi qu'il a eu pendant le bagne qui lui fait crier autant sa rage, son sarcasme, son chagrin et sa dépression. Afin de rendre plus concrète et moins abstraite toute la pensée de la première partie, Dostoïevski raconte des événements passés ayant marqué le protagoniste dans une deuxième partie s'intitulant « Sur la neige mouillée ». Quatre événements invitent à mieux comprendre le comportement du narrateur. le premier est celui d'une humiliation qu'il a vécu à cause d'un officier et veut se venger en l'offensant à son tour. Ensuite, il veut mettre en place une autre vengeance auprès d'un groupe de vieux amis s'étant moqué de lui et l'ayant tourné en dérision. Enfin, le protagoniste parle de son histoire avec une prostituée dont il profite de la faiblesse pour l'aider et ensuite cracher sa haine contre elle ainsi qu'à son valet qu'il déteste. Ces différents rapports que l'homme entretient sont constamment conflictuels, il veut absolument garder sa fierté auprès de ces êtres qu'il méprise. Sauf que l'homme fait preuve d'une lâcheté incessante en n'arrivant pas à assumer ses propres convictions à l'encontre des personnes. Il se perd dans ses propres décisions, ses propres masques qu'il a créés à travers ses nombreuses lectures et ne passe jamais réellement à l'acte, car il pense à ce qu'il aurait mieux valu faire ou éviter pour être plus approprié à la situation. le personnage fait quelque chose, remet en doute tout ce qu'il est et fait pour finalement se renfermer encore plus sur lui-même ou alors explose toute sa colère contre quelqu'un ne l'ayant pas mérité. Toute cette accumulation de haine l'emmène vers un désespoir inévitable et vers sa réclusion totale et son renoncement de la société.

Pour conclure, « Les Carnets du sous-sol » est un livre pessimiste qui dévoile l'esprit d'un être emprisonné par une conscience trop perçante et déchirante. L'oeuvre va aussi vite que cette pensée inarrêtable, comme si l'importance de cracher toute sa vision du monde était urgente. Prisonnier de sa haine et de son mépris pour la société de son époque, le narrateur est un personnage complexe et schizophrène. L'intelligence de la structure est de scinder le roman en deux parties : la première plus discursive et théorique qui donne un aspect essai philosophique à l'oeuvre et une seconde qui met en action la pensée du personnage. La conclusion en devient plus amère, car il n'y a pas d'issue pour cet homme qui s'enfonce dans l'accablement, ses angoisses et une solitude vertigineuse. C'est un roman d'une grande franchise, volontairement outré et exagéré, et voulant prôner un droit à la liberté, mais la liberté existe-t-elle pour Dostoïevski ? C'est toute la question torturée du texte. Car si la conscience ne permet pas d'agir et qu'elle est la grande maladie de l'homme, alors il ne faudrait plus avoir de conscience pour se sentir libre. Mais si nous n'avons pas cette conscience, donc, c'est-à-dire pouvoir gouverner toute la vie d'un humain par des lois scientifiques et mathématiques, c'est la mort, car l'homme n'a plus à penser. Il n'y a alors que la conscience qui peut permettre à l'homme d'être libre, même s'il doit souffrir avec, pour que la vie continue.
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Dans « Les carnets du sous-sol », Fiodor Dostoïevski nous entraîne dans les méandres d'un homme particulièrement antipathique. Dès le début le héros se décrit dans un style que Lautréamont n'aurait pas désavoué. Un roman qui se lit avec fièvre et vous laisse sitôt terminé dans l'état d'un pauvre type qui prend un coup de marteau sur la calebasse. Un roman de grande qualité, excellemment traduit par André Markowicz.
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Je cherchais une porte d'entrée pour pénétrer l'univers de Dostoïevski, dont j'ai essayé de lire à plusieurs reprises “Les Frères Karamazov”. Il n'existe pas de livre facile à lire de lui, mais au moins, les Carnets sont un texte court (170 pages en poche Babel) et sans une myriade de personnages aux noms russes qui se ressemblent tous et qui constituent souvent une forêt dans laquelle on finit par se perdre.
Cela reste un livre très russe arpentant les limites extrêmes de la folie, autant vous dire qu'en termes de la facilité recherchée, c'est raté.
Le récit se divise en deux parties. La première est une confrontation avec un homme, petit fonctionnaire méprisant et imbu de sa personne, seul dans sa pièce du sous-sol. Il est extrêmement aigri et vitupère sur tout ce qui l'entoure. La méchanceté domine sa pensée et son expression, y compris envers lui-même. le sous-sol représente évidemment les tréfonds de l'âme humaine, la petitesse de l'individu devant l'immensité de l'humanité et des enjeux moraux.
Trop conscient de sa condition, et du monde dans lequel il évolue, il éprouve une lucidité exacerbée. Sa quête de liberté morale, sociale et intellectuelle est son combat le plus cher et évidemment, il conspue son entourage qui le freine dans ce combat. Cette haine est exprimée par le biais d'un monologue âpre et sans répit et sans repentir. Il finit par devenir un dialogue avec le lecteur, tant le propos nous interroge.
Dans la deuxième partie, quelques personnages font leur entrée dans l'histoire. Un groupe de collègues, avec lequel notre personnage narrateur, qui n'a pas de nom dans ce livre, se dispute inévitablement, qui l'eût cru... Là aussi, notre personnage tente d'avoir une relation “claire”, sans côtés ambigus, mais sans y parvenir et sans parvenir à vivre de nouvelles frustrations, ponctuées par des victoires étriquées et peu gratifiantes. Tout pour lui est un combat, souvent perdu.
Une femme finit par apparaître également. Lisa, liaison d'un jour, plonge à son tour notre antihéros dans le désespoir et le pousse encore davantage vers le paroxysme... Ce personnage agressif, irascible et désagréable finit par être fascinant, sans devenir sympa.
Vous devinez que je n'ai pas vraiment de scénario à rapporter suite à cette lecture, mais que Les Carnets valent par leur consistance philosophique ou même anti-philosophique.
Mais en dépit de cela, c'est un livre qui vous prend littéralement aux tripes, par sa crudité et son rythme effréné qui requiert toute votre attention. Dostoïevski vous emmène loin dans les délires de son personnage, au point de vous déconcerter et à vous amener, lecteur, dans l'abîme de la déraison. Ou est-ce de la raison poussée justement à l'extrême?
La jalousie, la possession, l'humiliation, la honte, la solitude, la misère psychologique et l'impossibilité de l'humanité à devenir meilleure sont les thèmes principaux da ns les Carnets. Tout cela mené tambour battant, ce qui en fait un texte d'une densité poussée aux confins de la saturation.
Mais c'est brillant. Je me suis souvent retrouvé obligé de reculer de quelques lignes afin de reprendre le fil, car le récit avance sans vous attendre et il est tellement beau, malgré la gravité des thèmes traités, qu'il était exclu pour moi d'en perdre un seul mot. Dostoïevski vous fait littéralement entrer dans le cerveau de cet être inadapté Je tiens ici, je pense, un texte fondateur de Dostoïevski. A lire, relire, re-relire...
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Le personnage principal est tellement bien envisagé et en même temps, on sait pas toujours ce qu'il pense. Les épisodes qu'il raconte sont bien descripteurs de sa personnalité et de cette sorte de complexe d'infériorité et de supériorité qu'il entretient avec le monde. J'ai beaucoup apprécié l'introduction où le personnage se présente et parle de sa vision de la vie, de l'amour, de l'humain, vision qui se retrouve précisément dans ses comportements plus tard dans le livre. J'ai notamment beaucoup apprécié le parallèle entre le personnage principal et Lisa, c'était je pense la meilleure partie du livre.
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La première partie est une ennuyeuse dissertation dans laquelle le personnage principal explique la supériorité de l'homme pensant sur l'homme d'action qui agit sans penser. L'auteur du carnet avoue qu'il n'y croit pas en réalité et qu'il montrera pourquoi en évoquant un épisode de sa vie.
La deuxième partie, constituée d'éléments autobiographiques, dévoile en effet un homme pensant égocentrique et cruel qui se nuit à lui-même et aux autres par vanité. A la fin, un narrateur, qui pourrait être Dostoïesvski lui-même, assimile toute une génération à ce type d'homme pensant et esquisse par contraste l'idéal d'un homme qui accepte de se laisser traverser par la vie (comment ?). Un propos aussi radical aurait pu être traité avec humour et donner une fable voltairienne, mais Dostoievski, on s'en doute, a préféré nous pondre un récit sordide, lourd, pénible et paroxystique du début à la fin, ne laissant aucun répit au lecteur. Cela ne peut laisser indifférent, mais me semble excessif, maladroit et indigeste.
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un livre assez marquant d'un homme exécrable et qui accepte fatalement que lui, si intelligent, ayant tout compris avant tout le monde tombe aussi bas et se satisfait d'une vie médiocre. II développe une noirceur, une écume âcre et une haine envers le monde, dont il ne peut supporter les règles. Alors quand l'occasion se présente de détruite les rêves et les illusions d'une jeune fille, il les fracasses, les démontes et ne laisse aucun espoir.
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Les lectures de Dostoïevski sont comme des pierres blanches qui émaillent mon aventure littéraire. Elles surgissent à l'impromptu, sans aucune planification dans ma liste de livre à lire. La lecture n'est jamais simple (si ce n'est peut-être celle du joueur), mais laisse une empreinte indélébile qui me suit longtemps.

Les carnets du sous-sol condensent à eux seul tout ce que j'imagine de l'oeuvre de cet auteur. Un texte dur, difficile, mais qui contient entre ses lignes quelques vérités sur le genre humain qui mérite d'être lues une fois dans sa vie, si ce n'est plus.

Cet auteur à su mettre au grand jour certains secrets les plus sombres de l'âme humaine. Cet anti-héros m'a littéralement saisi par son aigreur, par la profondeur de sa noirceur vertigineuse, par la vérité qui se dégageait de son fiel.

J'aime ces romans atemporels, qui traversent les années, les décennies, les siècles sans que le temps n'ait la moindre prise sur eux. Cette force est selon moi le gage d'un grand roman.

Même si la lecture est peut être plus ardue et les digressions plus nombreuses, j'ai davantage préféré la première partie de ce roman qui nous plonge, telle une longue apnée, dans les méandres de la pensée de cet homme torturée, qui a décidément beaucoup de chose à nous dire.
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À Saint-Pétersbourg, l'auteur anonyme des Carnets (journal intime? essai rousseauiste? «peine de redressement»?), après avoir touché six mille roubles d'un de ses lointains parents, démissionnait de son poste de fonctionnaire pour se mettre, à l'aube de ses 40 ans, diablement et irrémédiablement à l'écart de tout commerce avec ses congénères. «Ma chambre est moche, elle est sale, elle est au bout de la ville». Terré dans son «trou», il s'attelle désormais à traduire sur le papier «certaines de [ses] aventures » de jeunesse, dont il aurait essayé jusque-là «de contourner avec une inquiétude bien réelle» le souvenir honteux. S'il le fait tout en ayant l'air de «s'adresser à des lecteurs», il jure pourtant ses grands dieux n'écrire que pour lui. S'il s'imagine un public, c'est, affirme-t-il, juste pour se donner une contenance, pour se «tenir un peu plus décemment». Il se ment, il nous ment, il ment, n'est-ce pas, comme tout un chacun, c'est dire...!
Dostoïevski par contre n'aura peut-être jamais cerné d'aussi près, de manière aussi épurée et condensée, ce fameux «locataire d'une maison en feu» qui lui avait apparemment dicté l'essentiel de son oeuvre . Il n'aura probablement jamais inspecté aussi directement, «sans temps à perdre et devant aller à l'essentiel», la crasse d'un sous-sol animique en danger de combustion. Aussi, plus que jamais, n'aura-t-il peut-être scruté comme il le fera ici, avec une telle liberté de ton, envoyant «au diable tous les systèmes et toutes les théories», la détermination aveugle qui amène son occupant, au-delà du bon sens, parfois contre son intérêt propre, à vouloir systématiquement soumettre l'aménagement des lieux, ainsi que ses invités de passage, à l'emprise de sa volonté souveraine, «indépendante, quel que soit le prix de cette indépendance, et quelles que soient ses conséquences», à la tyrannie absolue de son «caprice individuel, fût-il le plus farouche», ou encore à son besoin mesquin d'agrandir à l'occasion les lieux aux dépens de ses voisins… Jamais il ne l'aura peut-être montré aussi nu et paradoxal, sans bail à devoir honorer, dépourvu en même temps de toute couverture standard tissée par les conventions sociales en vigueur. Aucune draperie sublime non plus pour recouvrir ici les traces moches qu'auront laissées les minables saletés, les «débauchettes» et «torturettes intérieures», ces taches auréolées de sauce «jouissance du désespoir» qui s'incrustaient avec le temps sur son mobilier. Enfin, plus que jamais le génie de l'auteur ne s'était appliqué de la sorte à vouloir évacuer d'une fois pour toutes des locaux l'Autre qui, agitant ses breloquets sentimentaux, risque parfois de devenir un hôte embarrassant, source potentielle de compassion ou de remords de conscience…
Un demi-siècle avant, et encore plus radicalement peut-être qu'un Kafka («Je vous le dis avec solennité : j'ai voulu devenir un insecte à de nombreuses reprises. Et même là, je n'ai pas eu l'honneur») ou qu'un Pessoa («Je me moque de moi-même et je me console avec cette certitude aussi bilieuse qu'inutile : un homme intelligent ne peut rien devenir – il n'y a que les imbéciles qui deviennent»), Dostoïevski s'apprête, dès le milieu du XIXe siècle, à donner son préavis à tout locataire moderne s'imaginant, grâce à l'essor d'une nouvelle raison positiviste et aux avancées remarquables des sciences, pouvoir se débarrasser enfin de sa condition primitive de «bipède nuisible et ingrat», ainsi que du joug ancestral de la barbarie qui semble s'être de tout temps abattu sur les efforts humains civilisateurs, pacifistes et solidaires.
Et comment, dites-moi, s'aménager une «persona» présentable à une réunion de copropriété universelle après les révolutions copernicienne, darwinienne et freudienne ? (Même si cette dernière n'était pas encore initiée au moment de la rédaction de ces Carnets, qu'il fut, là encore, visionnaire ce Fédor par rapport à l'homo psychologicus du XXe siècle, quand il écrivait ceci: «Si, par exemple, un jour on me prouve que si j'ai dit «merde» à quelqu'un, c'était évidemment parce que je ne pouvais pas ne pas le dire, et que je devais le dire avec exactement l'intonation qui fut la mienne, alors qu'est-ce qu'il me restera de libre en moi, surtout si je suis instruit, et que j'ai un diplôme?). Désormais donc «sans dieu ni maître», esclave de sa propre réflexivité qui ne sert à plus rien, dans la mesure même où il s'avère n'être plus du tout au centre de quoi que ce soit, la conscience de l'homme moderne ne peut que s'éloigner inexorablement du «vivant» et se gaver de mots creux. Ou comme le scanderait par la suite l'espiègle Jacques Prévert : «La conscience d'aujourd'hui est la science des cons instruits».
Le paradoxe, donc, de la « conscience accrue » : notre locataire, après avoir vidé les lieux, s'ennuie à mort et risque alors sérieusement de songer à nouveau à Cléopâtre, «qui aimait enfoncer des épingles dorées dans les seins de ses servantes et trouvait une jouissance dans leurs tortillements et dans leurs cris…»
Au sous-sol alors : refuge au confort certes assez strict, mais qui permet à notre locataire au moins de «se tenir au sec» ; espace individuel («virtuel», pourrions-nous rajouter de nos jours..) préservé contre toute promiscuité dangereuse, où un «honnête homme peut enfin ne parler que de ce qui lui fait le plus plaisir, c'est-à-dire de lui-même» ; tour à tour Paradis privé, d'un Moi autarcique -principe et fin en soi-même - procédant au délicieux sacrifice imaginaire de l'Autre, et Hadès personnel où ses demi-dieux primitifs négligés, à qui plus aucun culte n'est rendu, se consumant à petit feu, condamneraient le sujet au supplice du manque et du ressentiment. «Soit un héros, soit une ordure».
Au-delà du « masochisme moral » de son personnage, mis en évidence à juste titre par de nombreux commentateurs de ce texte, au-delà de cette sorte d'extase à l'envers («Que vaut-il mieux : un bonheur bon marché ou une souffrance qui coûte cher ?») qu'il recherche obstinément, en évoquant avec force détail et une indissimulable jouissance les humiliations qu'il a subies ou infligées, l'auteur «imaginaire» de ces Carnets pourrait à mon sens incarner aussi à merveille le drame de la conscience moderne.
Un Antoine Roquentin avant la lettre ? S'il avoue comme le célèbre personnage sartrien éprouver de la «nausée» face à l'existence, je dirais (en risquant d'être à contre-courant de tous ceux qui s'empressent de cataloguer Dostoïevski comme un précurseur de « l'existentialisme » - tant pis, j'y vais «bavard et contrariant comme un autre» !! ) que même si à la base un même constat serait fait par les deux personnages, l'auteur des Carnets se situerait néanmoins tout à fait l'opposé du (anti)héros sartrien: à la «nausée», le premier s'est parfaitement habitué et a accepté volontairement de la supporter. «Toute forme de conscience est une maladie », nous dit-il, et « un homme d'action (au secours Sartre!!), une créature essentiellement limitée ».
Roman philosophique sur les limites du cogito («Je m'exerce à penser ; par conséquent, chez moi, toute cause première en fait surgir une autre, plus première encore, et ainsi de suite à l'infini. Telle est l'essence de toute conscience et de toute pensée »), sur les systèmes fermés d'idées finissant par engendrer «des espèces d'hommes globaux fantasmatiques» , et sur la quête d'un sens à donner à la vie, à laquelle aucune idéologie utopiste ne saurait apporter de réponse satisfaisante sans préempter au passage la liberté essentielle à l'homme, ces Carnets ne font pourtant retentir, à aucun moment me semble-t-il, de notes nihilistes.
Sceptique ? Oui. Pessimiste ? Oui. Mais pas nihiliste pour un sou !! Accroché au désir tout aussi « paradoxal » de pouvoir effleurer le coeur battant de la vie, de revenir à ce que Dostoïevski appellerait la «véritable vie vivante», ou encore d'inventer un moyen possible d'éviter à l'homme «de naître d'une idée», ce qui extraordinaire chez lui - au-delà de la cruelle lucidité avec laquelle il expose à notre vue les sombres sous-sols de l'âme humaine-, c'est cette sorte de mystique profane, complexe, pas évidente à circonscrire par le seul «bavardage qui agite les bras pour faire du vent», naturelle, ou en tout cas hors tout support purement rationnel, et à laquelle en fin de compte on ne peut accéder la plupart du temps qu'après un séjour plus ou moins long dans le désert…
C'est ainsi également que, tout en nous informant à la fin des Carnets que l'homme souterrain n'ayant plus eu envie de continuer à «écrire du fond de son sous-sol », il avait abandonné en l'état leur rédaction, inachevée, l'écrivain rajoute que ce n'est pourtant pas là que tout s'était terminé. «C'était plus fort que lui, il a continué.»

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Fichtre, voilà un roman torturé mais passionnant ! C'est en quelque sorte la voix refoulée d'un clandestin de la vie, d'un homme en souffrance, prisonnier de sa soif de reconnaissance et de son amour propre qui ne semble pouvoir exister que par et pour la souffrance. Il s'est créé un monde intérieur, un monde en quête du beau et du sublime que la littérature lui procure, mais un monde qui se heurte au monde extérieur.

Je me suis lancée dans cette lecture d'abord parce que le livre est très court, ce qui n'est pas si fréquent parmi les romans de Dostoïevski et ensuite, parce que j'ai lu quelque part, ou entendu, que c'était un condensé des grands thèmes qu'il développera ensuite dans Crime et châtiment, L'Idiot, Les Possédés, Les Frères Karamazov. Il parait aussi qu'il a inspiré Freud, et même Nietzsche. Je vous laisse imaginer ce que cela peut donner sur un livre de 180 pages.

Il s'ouvre avec ces lignes : « Je suis un homme malade…Je suis un homme méchant. Un homme repoussoir, voilà ce que je suis. »
Tout un programme…

Notre « méchant » homme, le narrateur, est terré dans son sous-sol depuis vingt ans quand il décide de mettre par écrit ses pensées. Dans la première partie (il y en a deux), il s'adresse à une assemblée imaginaire (le lecteur ? lui-même ?), qui ne lui répond pas mais dont il imagine les répliques. C'est un monologue quasi fantasmagorique, une logorrhée, vive et alerte, parsemée d'envolées lyriques, sur sa vision du monde, des hommes et de lui-même. Il y crache son mépris, sa rage, débat sur le beau et le sublime, sur la jouissance de la souffrance, sur les lois de la raison et de la conscience, sur le galvaudage du bonheur et tout un tas de trucs …

« D'où vient que vous êtes si fermement, si triomphalement persuadés que seul le positif et le normal – bref, en un mot, le bien-être – sont dans les intérêts des hommes ? Votre raison ne se trompe-t-elle pas dans ses conclusions ? Et si les hommes n'aimaient pas seulement le bien-être ? Et s'ils aimaient la souffrance exactement autant ? Si la souffrance les intéressait tout autant que le bien-être ? Les hommes l'aiment quelquefois, la souffrance, d'une façon terrible, passionnée, ça aussi, c'est un fait. Ce n'est même plus la peine de se rapporter à l'histoire du monde ; posez-vous la question vous-même si seulement vous êtes un homme et si vous avez un tant soit peu vécu. »

La deuxième partie illustre concrètement ses propos. Elle semble plus mesurée car le narrateur raconte et revient sur les événements qui l'ont conduit dans ce sous-sol. Mais l'est-elle vraiment ? Deux scènes sont particulièrement édifiantes : celle de la prostituée, et peut être plus encore, celle de l'officier. Elle est proprement hallucinante et nous fait passer d'une phrase à l'autre par des émotions contradictoires. Et c'est sans doute le plus frappant dans ce livre : Il nous fait passer sans ménagements de l'antipathie à l'empathie, de la compassion à la révulsion, au malaise etc…

Vraiment, un livre à découvrir. C'est pessimiste mais fascinant et troublant. Il repose sur le psychisme du narrateur et ses contradictions et nous entraine dans la spirale infernale du masochisme moral.
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Texte assez court (après avoir lu l'Idiot), je voulais goûter à la traduction d'André Markowicz, je n'ai pas été déçu! Je la trouve particulièrement réussie et prenante. Ce texte est bilieux et plein d'angoisse, ce que sert très bien cette version française.
Je savais que Sieur Dostoïevski était particulièrement tourmenté après un simulacre d'exécution capitale (ça doit traumatiser un peu quand même!)
mais je suis descendu dans des bas-fonds que je ne pressentais pas.
Le tourment y est quasiment contagieux, ça n'est plus un examen de conscience mais de l'automutilation psychologique. le narrateur est un sociopathe en pleine crise qui s'auto-anéantit méticuleusement sous nos yeux . Lecteur masochiste, prends ton temps et savoure la douleur!
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