Et une 96ème critique ! Celle d'un lecteur qui découvre
Echenoz pour la première fois., dont j'ai apprécié le style, la qualité d'écriture, l'humour, l'univers personnel qu'il incarne.
Pour faire bref, ma critique est celle-ci : les tribulations d'
un anti-héros qui s'improvise détective privé et finit par accepter une mission de tueur à gages pour un petit parti politique. Toutes ses initiatives et expériences tournent à l'échec. le roman vaut moins par l'histoire que par le style de l'auteur, décalé, imprégné d'un humour au second degré, cynique, proche de «
Un Privé à Babylone » de
Richard BRAUTIGAN. On ne rit pas aux éclats mais on sourit souvent intérieurement. Pour moi un roman « drôlement réussi ».
Parmi toutes les critiques lues, deux d'entre elles, particulièrement dures et injustes me font réagir.
ODP-31 conclut de façon irrévérencieuse avec cette belle formule : « Pour ce roman, difficile de compter les étoiles quand on observe une comète. »
Ce faisant, il rejoint assez ce que
Echenoz, déjà, écrivait page 27 : « Louise Tourneur connaît un peu ce type, Guillaume Flax, on le lui a présenté lorsqu'il était une jeune étoile montante au sein de la FPI. Mais tout stellaire qu'il paraissait, Flax n'a vite fait que seulement le paraître : son étoile s'est avérée filante avant de s'éteindre et se muer en simple satellite de Joël Chanelle, soleil du parti dont Flax n'est plus qu'un second rayon, confiné à
la coordination entre sections sous le contrôle de Cédric Ballester qui est, lui, comme nous le verrons, un astre autrement prometteur dans l'organigramme du parti. »
Rendons donc à César ce qui appartient à César. Ou alors ODP-31 fait du
Echenoz comme M. Jourdain faisait de la prose.
Si les livres que j'ai lu forment un tapis d'étoiles dans mon ciel littéraire, une comète ou une étoile filante aura moins le mérite de faire grosse impression. Qui dit étoile filante dit voeu, et mon premier voeu est de relire du
Echenoz. Pari gagné pour un auteur.
Rien que le titre du roman est une réussite. Jamais je n'oublierai Gérard FULMARD. Même si j'oublie les détails de l'intrigue et de certaines scènes, jamais je n'oublierai l'humour et le style de l'auteur. Telle la moustache
de l'homme politique Franck Terrail décrite de façon savoureuse : « Rassurante autant que majestueuse, non moins autoritaire que bienveillante, la moustache de Franck Terrail ne relève pas de l'assertorique mais de l'apodictique »,
la critique par ailleurs excellente de ODP-31 relève plus de l'assertorique que de l'apodictique. Merci à
Echenoz de m'avoir fait découvrir ces deux mots dans le dictionnaire.
L'autre critique qui me fait réagir est celle de Lucia-Lilas, qui, à la fin, écrit : « Sans rire, ces procédés, vus et revus, sont éculés depuis un bon bout de temps et ce qui pouvait surprendre, amuser, déranger même il y a soixante ans ne produit plus vraiment l'effet escompté et tombe un peu à plat. Tout ça sent le vieux et le réchauffé. »
De même que
Jean-Paul dubois fait du
Jean-Paul Dubois, avec du bon et du moins bon, ce qui ne l'a pas empêché d'obtenir le Goncourt, de même Paasilinna fait du Paasilinna avec du médiocre et du très drôle, de même sans doute
Echenoz fait du
Echenoz, oui, mais quand même dans la qualité. On peut le regretter mais il me semble que justement
Echenoz a su se renouveler si j'en crois l'avis donné par
Dominique Viart dans son « Anthologie de la littérature contemporaine française depuis 1980 » qui écrit : « Car c'est bien à cela que
Jean Echenoz consacre ensuite son talent : jouer avec les formes romanesques. .. Mais ce parcours n'épuise pas l'oeuvre, qui sait être attentive au monde. Derrière la détachement qu'il affecte,
Echenoz porte sur ce qui l'entoure un regard de sociologue et d'anthropologue amusé, de moraliste contemporain aussi, à la manière d'un
La Bruyère qui verrait le monde actuel avec les lunettes des Lettres persanes. Mais il le fait sur le mode glissando, sans appuyer. »
Comme pour ODP-31, quand on aime la bonne littérature, il faut rendre à César ce qui appartient à César, reconnaître la qualité, et faire chapeau bas devant ceux qui ont réussi, dans la masse des livres médiocres qui sortent à la pelle, à construire, embellir, faire durer une oeuvre esthétique apparemment unique.
Je terminerai par un extrait que je n'ai pas lu parmi les 47 citations, pour illustrer le style et l'humour de l'auteur. J'ai l'embarras du choix. Lecture fluide, rythmée, ça glisse comme la peau d'un requin.
« Louise chausse ses palmes, règle
la courroie du masque, embouche le tuba puis s'immerge : silence vibrant, à peine troublé par l'écho des bulles, soleil réfracté sur une vallée de sable et bientôt se présentent les poissons, solitaires ou par bancs, de toutes couleurs et de toutes formes, crêtés ou barbichus, porteurs d'antennes ou traîneurs de voilages, ornés de festons et de galons, décorés de rayures en tous genres, d'étoiles polymorphes, de carreaux, de pois. Autant la jungle était décevante, autant la mer abonde et Louise Tourneur est enfin seule et tranquille, protégée, calme et loin de tout, mais alors apparaît un monstre.
Il s'agit d'un monstre âgé de trente-sept ans, long de cinq mètres quarante, pesant une tonne et demie, se présentant sous la forme d'une large masse oblongue, musculaire et nerveuse, carrossée de gris clair et de blanc. Sans cesse affamé de chair, indifféremment animale ou humaine et morte ou vive, le monstre est en mesure de situer celle-ci plus d'un kilomètre grâce aux récepteurs sensoriels dont son crâne est truffé : il réagit alors au quart de tour et son fuselage aigûment profilé, son carénage hydrodynamique, sa cuirasse d'écailles à pointes alignées lui autorisent une progression rapide, avec des accélérations instantanées.
Ce nouveau personnage traînait dans le coin, vaquant à ses occupations, quand un signal d'alarme interne l'a mobilisé, déclenchant une recherche précise et il s'est mis en chasse. Ses paupières fixes ne cillent jamais, ses yeux vides et froids, fixes et butés de psychopathe possèdent une acuité visuelle fort supérieure à celle de l'humain, tout comme son ouïe et son odorat capable de repérer sans hésitation la moindre goutte de sang dans cinq millions de litres d'eau.
C'est ainsi qu'armé d'une denture démesurée, indéfiniment renouvelée par effet de tapis roulant, le monstre est en train de se ruer vers Louise Tourneur. Il se trouve à dix mètres d'elle et très vite à cinq mètres, à moins d'un mètre : ses mâchoires s'ouvrent alors sur deux sextuples rangs de quatre cent incisives triangulaires, plates, acérées, crénelées, puis elles se referment. »