Oeuvres poétiques, tome 1

Un matin, à la male heure – cette troisième heure après minuit où le sommeil même est fourbu – des bottes entrèrent à grand bruit dans mes rêves. Sans m'étonner : je me savais coupable. Coupable, puisqu'elles étaient là.

Les hommes que ces bottes portaient, je les regardais comme on regarde un mur. Un mur crénelé de mâchoires. Leurs bottes étaient du même noir que leurs yeux.

Le mur me poussa en avant. Où que j'aille, d'autres murs donnaient dans ma chair. Du pied, de l'épaule, du coude, des poings. Je me laissai porter par les coups, les yeux levés vers le ciel sans murailles. Le ciel? un projecteur sous mes paupières: mon esprit gela de clarté. Mais un cœur en moi battait encore, qui n'était plus le mien.

***

Ils firent de moi ce qu'ils voulurent : du bois qu'on débite, du fer que l'on coule au four, une pelle pour extraire le sel. Ils se servirent comme de leviers de mes os. Ils me forcèrent de me briser moi-même pour empierrer de mon cadavre les routes. Mais je ne pus briser ce cœur. Je n'étais déjà que poussière, mêlée à celle de millions, et ce cœur pourtant battait encore, de plus en plus haut, de plus en plus fort, le cœur du vent sur la poussière des hommes, le vent qui feuillette la poussière des hommes, qui feuillette la poussière du Livre, et les mots écrits dans la poussière, mille fois effacés par la poussière, les mots du Livre encore une fois, la genèse du monde encore une fois, la Parole encore une fois, la main de Dieu, l'aile de l'oiseau lisant la poussière pour y écrire encore une fois le premier nom d'homme et le dernier...