Les nouvelles sont le format idéal, je trouve, pour aborder l'horreur. C'est suffisant pour frissonner et trop court pour en suffoquer. Ce format est également très souvent la possibilité d'un pas de côté, d'une chute inattendue, d'un art extrême de l'étrange dans sa dimension la plus forte et quand ce pas de côté s'entremêle précisément à l'horreur, ça donne comme un supplément d'âme, un vertige, un moment de suspension, une parenthèse troublante et troublée nous poursuivant longtemps une fois le livre refermé. Car ces nouvelles touchent à l'intime le plus profond, à l'indicible, aux tabous.
A la lecture de «
Les dangers de fumer au lit » de l'auteur argentine
Mariana Enriquez aux étonnantes éditions du sous-sol, j'ai retrouvé la vive émotion que j'avais éprouvée à la lecture de
Mortepeau de
Natalia Garcia Freire, une de mes lectures coup de coeur de 2021, livre gothique à la poésie noire effleurant le thème de la transformation pour basculer dans le monde des insectes. Un livre également court mais horrifique…court et donc délicieusement, poétiquement, horrifique.
Si les insectes grouillent dans
Mortepeau, ce sont les fantômes et les sorcières, sorcières qui parfois ne disent pas leur nom, qui abondent dans ce livre.
En douze histoires tranchantes, l'auteure creuse et fouille dans l'âme humaine pour aller sonder d'une plume chargée d'encre noire les voies les plus souterraines des fantasmes, de la sexualité, des obsessions…des organes et des humeurs. Les voies les plus tortueuses de l'âme et du corps.
Les femmes sont omniprésentes, et la frontière est ténue pour ces petites filles, ces adolescentes, ces femmes, la frontière est ténue entre le fantastique et la folie, entre le bourreau et la victime, entre la douleur et l'orgasme, entre la vie et la mort. Nous sommes à la margelle du puits de la raison, enveloppés d'une lourde brume de solitude, happés par l'abîme sans fond de l'étrange, hantés par les odeurs de cadavre et d'excréments qui s'en dégage, attirés dans les dédales d'un lieu envouté à l'image des personnages qui les habitent.
Mariana Enriquez, de façon sauvage et sans limite, sans tabou, nous offre à voir ainsi, entre autres, un clochard diarrhéique jetant un mauvais sort à tout un quartier, une femme se masturbant au son de battements de coeurs malades, une petite fille sacrifiée réceptacle à la folie de sa mère et de sa grand-mère, la réapparition cauchemardesque au sein des familles d'enfants autrefois disparus (cette nouvelle n'est pas sans me rappeler le scandale des enfants enlevés en Argentine pendant la dictature), une femme seule fumant sous les draps gris et rêvant de ciels étoilés, la vengeance de jeunes filles très belles jalouses devenues des monstres cruels, l'adoration jusqu'au cannibalisme, les os d'un bébé déplacés faisant apparaitre son fantôme, le corps d'une femme totalement scarifié par un esprit qui n'est autre que elle-même…
Le corps est tour à tour source du plaisir, source de l'abject, source de la douleur, source de la violence et l'auteure lève le voile sur des éléments depuis toujours cadenassés par la société, la pudeur et la honte : oui, la famille peut être un lieu non de protection mais de trahison, les corps peuvent être la source des humeurs les plus répugnantes, des femmes belles peuvent être d'une cruauté machiavélique, la douleur peut cohabiter avec l'érotisme, le désir avec la cruauté, parfois contre soi-même, tous ces éléments procurant bien plus de peur et de terreur que le surnaturel à grand renfort d'imagination.
« Un des gosses empestait parce qu'il ne retirait jamais son seul et unique vêtement, même pour dormir. Ce garçon erre toujours dans la ville, diffusant sa puanteur partout pour qu'on ne l'oublie pas. On raconte que les assistantes sociales n'arrivaient pas à lui ôter ses fringues, tellement elles étaient collées à son corps à cause de la crasse. On dit qu'il avait des poux, mais aussi des vers blancs sur le cuir chevelu, et des plaies sur les bras ; il ne s'était jamais lavé, un petit animal, il se chiait dessus de peur et ne se nettoyait pas. C'est l'enfant que les gens voient le plus souvent, le fantôme le plus populaire, qui te touche avec ses mains noires, et lorsqu'il effleure ton blouson accroché à une chaise dans un bar, l'imprègne d'une odeur de chair morte ».
Ce recueil à la couverture aussi inoubliable que son contenu, d'une poésie noire allant jusqu'à l'horreur la plus implacable, nous promet des histoires gothiques et macabres, des histoires sur la santé mentale vue à travers le genre fantastique, qui se suffisent à elle-même dans leur tristesse et leur pouvoir horrifique, mais qui racontent également tout autre chose derrière la simple narration, comme un reflet scintillant et fantastique de la réalité sociale actuelle, notamment au travers la disparition de nombreux enfants, de la réalité argentine contemporaine faisant face à son passé.
Un grand merci à Babelio et à Nicolas Hecht pour cette Masse critique privilégiée !