Lorsque maître Jean-Claude eut atteint le bord de la terrasse, plongeant les yeux sur Grandfontaine et Framont à trois mille mètres au-dessous de lui, voici ce qu’il vit :
Les Allemands arrivés la veille au soir, quelques heures après les Cosaques, ayant passé la nuit, au nombre de cinq où six mille dans les granges, les écuries, les hangars, s’agitaient alors comme une vraie fourmilière. Ils sortaient de toutes les portes par files de dix, quinze, vingt, se hâtant de boucler leurs sacs, d’accrocher leurs sabres, de mettre leurs baïonnettes.
D’autres, les cavaliers, – uhlans, Cosaques, hussards, en habits verts, gris, bleus, – galonnés de rouge, de jaune ; en toque de toile cirée, de peau d’agneau, colbacks, casquettes, – sellaient leurs chevaux et roulaient leurs grands carricks à la hâte.
Les officiers, le manteau en écharpe, descendaient les petits escaliers, quelques-uns le nez levé regardant le pays, les autres embrassant les femmes sur le seuil des maisons.
Des trompettes, le poing sur la hanche, le coude en l’air, sonnaient le rappel à tous les coins de rues ; les tambours serraient les cordes de leurs caisses. Bref, dans cet espace grand comme la main, on pouvait voir toutes les attitudes militaires au moment du départ.
Quelques paysans, penchés à leurs fenêtres, regardaient cela ; les femmes se montraient aux lucarnes des greniers. Les aubergistes remplissaient les gourdes, le caporal schlague debout à côté d’eux.
Hullin avait l’œil perçant, rien ne lui échappait ; d’ailleurs il connaissait toutes ces choses depuis de longues années ; mais Lagarmitte, qui n’avait jamais rien vu de pareil, était stupéfait :
« Ils sont beaucoup ! faisait-il en hochant la tête.
– Bah ! qu’est-ce que ça prouve ? dit Hullin. De mon temps, nous en avons exterminé trois armées de cinquante mille de la même race, en six mois ; nous n’étions pas un contre quatre. Tout ce que tu vois là n’aurait pas fait notre déjeuner. Et puis, sois tranquille, nous n’aurons pas besoin de les tuer tous ; ils vont se sauver comme des lièvres. J’ai vu ça ! »
Erckmann et Chatrian :
Gens d'Alsace et de LorraineOlivier BARROT signale la publication aux Presses de la Cité (collection Omnibus) de "
Gens d'Alsace et de Lorraine" d'
ERCKMANN-CHATRIAN. Ce gros ouvrage rassemble six des Romans et Contes des deux célèbres Alsaciens.