D'Erckmann et Chatrian, je ne connaissais que l'Ami Fritz, lecture de CM2 imposée par notre instituteur
Michel Rousseau, l'homme à la blouse grise et à la Gauloise éternelle fixée au coin de sa bouche, toujours en mouvement, accompagnant un flot de fumée jaillissant des narines comme pour ponctuer ses aphorismes libertaires. Nous n'étions alors pas très loin de la fin de
la guerre.
Plus tard, pour la Noël 1967, j'avais suivi avec mes frères, chez nos voisins d'en haut, l'adaptation télévisée de Georges Folgoas, Avec Dominique Paturel, dans le rôle d'un Fritz Kobus plus vrai que nature et Henri Virlojeux dans celui non moins réel du rabbin David Sichel.
Délaissant Erckmann, et Chatrian par la même occasion, je préférais les Mansucrits de 1844, lecture plus conforme à mon statut de jeune étudiant à l'université
François Rabelais de Tours.
Chaque après-midi, quittant les bords de Loire où trônait la nouvelle université, dirigeant mes pas vers la librairie Franco-Anglaise de
Jean-Charles et Nancy, deux icônes de la vie culturelle et underground du Tours des années 1970, j'inspectais minutieusement les rayons à la recherche de l'ouvrage qui chamboulerait mon cerveau avide.
Et là, un après-midi de décembre 1971, la collection complète des deux prodigieux alsaciens me saute aux yeux.
14 volumes brochés, cartonnés de rouge, disposant d'un marque page intégré en tissu rouge aussi, recouverts d'une jaquette d'un jaune lumineux, publiés en 1963, chez Jean-Jacques Pauvert éditeur à
Paris.
Cinquante Francs l'ensemble me dit Nancy avec ce sourire qui lui allait si bien.
Cinquante francs, soit 25 repas au Restau-U ! Jouable. Je mangerai moins ce mois-ci !
Depuis, ces 14 volumes n'ont jamais quitté les rayons de ma bibliothèque.
Le volume 14 de la collection, « témoignages et documents », est consacré à la vie et l'oeuvre du binôme
Erckmann-Chatrian, il est supervisé par
Georges Benoit-Guyod de l'académie française. En 1949, il fut l'instigateur et l'animateur du Comité national du cinquantenaire d'Erckmann-Chatrian, crée à l'occasion du cinquantenaire de la mort d'Emile Erckmann.
Outre la biographie des deux auteurs, l'histoire de leur rencontre, de la création d'Erckmann-Chatrian, couple dans lequel Erckmanna écrivait et Chatrian à
Paris courait les éditeurs multipliait « …les démarches nécessaires à la publication des textes envoyés par son associé. Il lui faudrait donc, lui qui n'avait jamais séjourné dans la capitale, entrer en relation avec les maisons d'édition, les directeurs de revues ou de journaux, et les décider à prendre intérêt à des écrits signés d'un nom absolument inconnu. »
L'association, en dépit du déséquilibre dans la répartition des rôles, fonctionne tant bien que mal, mais : « Ce qui rendait Chatrian si malade, c'était évidemment la fatigue physique et mentale accumulée depuis des années, et qui finissait par le terrasser. C'était aussi, à n'en pas douter, le sentiment que son associé, si confiant jusqu'alors qu'il avait paru se désintéresser de la gestion de ses affaires, commençait à se défier de lui, à le surveiller peut-être. »
Le Figaro du 19 août 1889 publie un article consacré à Erckmann et Chatrian, notez qu'il n'est pas fait mention de Erckmann-Chatrian, dont les premières lignes sont révélatrices :
« Il nous a paru intéressant de publier, dans
Le Figaro, quelques détails curieux et inédits sur la rupture de la collaboration
Erckmann-Chatrian, ces deux frères siamois qui ont remporté un si grand succès à la
Comédie Française avec l'Ami Fritz - car la collaboration est irrévocablement rompue et les causes qui ont amené cette rupture sont singulièrement bizarres. »
Histoire d'argent réclamé par Erckmann à Chatrian soupçonné, lui l'honnête homme, d'avoir puisé sur la part revenant à Erckmann, les émoluments de nombreux collaborateurs…
La querelle se déroule sur fonds d'occupation de la Lorraine, dans laquelle Erckmann continue de vivre à Phalsbourg, par les troupes allemandes après la défaite de 1870.
L'auteur de l'article, Auguste Georgel, n'hésite pas à écrire : « (…) l'excellent Phalsbourgeois chercha à Chatrian une querelle d'Allemand (…) » Tout est dit.
Le Tome 14 se termine sur une note plus positive, les témoignages de nombreux auteurs, parmi lesquels
Zola, sur la représentation du monde dans les récits d'erckmann-Chatrian :
« Le monde d'Erckmann-Chatrian est un monde simple et naïf, réel jusqu'à la minutie, faux jusqu'à l'optimisme. Ce qui le caractérise, c'est tout à la fois une grande vérité dans les détails purement physiques et matériels, et un mensonge éternel dans les peintures de l'âme, systématiquement adoucies. »
Sévère, Monsieur Emile !!!
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