C'est idiot, je le reconnais, j'avais une certaine réticence à lire les romans d'
Annie Ernaux. Des prises de position trop fréquentes dans l'arène politique, des soutiens à des anti-républicains notoires au nom de la liberté d'expression et, en dépit de cette même liberté d'expression, des anathèmes envers d'autres personnalités, écrivains comme elle, m'avaient durablement dissuadé de m'intéresser à son oeuvre. Il a fallu que l'attribution d'un Nobel de littérature transforme la réticence en titillement de curiosité pour que je m'exécute en une première tentative de lecture : j'ai choisi, pour ce faire, «
Les Années ».
Belle découverte pour moi ! J'ai vite adhéré à la fresque proposée mêlant itinéraire personnel et une soixantaine d'années d'histoire de notre pays, les deux récits intriqués s'alimentant aux seuls souvenirs de l'auteur. Je veux bien admettre qu'un certain âge – le mien – stimule considérablement l'intérêt, le lecteur retrouvant, au gré des pages de cette autobiographie assez singulière, des événements ou, à dire vrai plus fréquemment, des « tranches de vie » de cette période qui fait se succéder les – sans doute mal nommées – Trente Glorieuses et les – parfois appelées, plus justement en l'occurrence – Trente Piteuses. La vie de l'auteur lui fait fréquenter, de près ou souvent de très loin, les épisodes marquants qui se sont succédé à partir des années 50 : la guerre d'Algérie, mai 1968, la victoire de la gauche en 1981, les attentats terroristes… Ces faits de la « grande histoire » se mélangent à son quotidien, un quotidien qui, d'ailleurs, prend bien plus de place dans le récit. Les occupations journalières l'emportent sur les grands engagements ; les courses au supermarché davantage que les manifs ; les programmes TV bien plus que les programmes politiques… À cet égard, un recours massif au « brand-name dropping » – comme disent les anglo-saxons – nous aide à nous rappeler les marques commerciales d'antan et les émissions de l'ORTF… Certains thèmes aussi ressortent plus particulièrement dans le récit (révélant leur poids dans la vie d'
Annie Ernaux) : la crainte de la grossesse non désirée, notamment, et son corollaire qu'est l'apaisement après la diffusion des moyens de contraception.
Mais il ne suffit pas de remuer le passé pour susciter l'adhésion. La très grande force de ce livre, me semble-t-il, est sa construction narrative originale. En particulier,
Annie Ernaux fait varier, avec intelligence, les pronoms personnels – notamment le « elle », le « nous » et le « on » –, changeant ainsi les angles de lecture. Elle y procède avec subtilité, si bien qu'on s'interroge souvent sur ce « on », représentant, tour à tour, un cercle étroit d'amis, ensuite la société en général, puis revenant aux proches ; et montrant alors qu'elle parvient à se démarquer de l'opinion dominante ou, tout au contraire, qu'elle semble s'inscrire totalement dans cette dernière, la distinction entre les deux n'étant pas si aisée qu'on veuille bien le dire habituellement.
Et puis, de même que les souvenirs les plus lointains sont naturellement les plus parcellaires, le livre commence par une collection d'images, jetées pêle-mêle sans verbe et sans suite logique. Et de même qu'en vieillissant on s'attache à des images qui pourraient être les dernières, le livre se termine comme si l'auteur se concoctait d'ultimes réminiscences. : « Sauver quelque chose du temps qui ne sera plus jamais », dit-elle pour finir.