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Jorge Coli (Traducteur)Antoine Seel (Traducteur)
EAN : 9782864242604
528 pages
Editions Métailié (30/11/-1)
4.08/5   6 notes
Résumé :
Correspondant de guerre, Euclides da Cunha raconte la répression, en 1896-1897, du soulèvement de Canudos conduit par son chef mystique Antonio Conselheiro, et il construit un mythe fondateur des plus complexes. Dans ce livre inclassable où le paysage, le climat et la flore sont des acteurs fondamentaux de la guerre, il fait passer le souffle de l’épopée et renvoie dos à dos deux barbaries : le mysticisme retardataire et la modernité aveugle...
« Une traducti... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique

«Le sertão va devenir mer, et la mer devenir sertão»
(prophétie d'Antônio Conselheiro)

Publié en 1902, «Hautes Terres : La Guerre de Canudos» («Os Sertões : Campanha de Canudos » - lu en VO), figure parmi les oeuvres les plus importantes de la littérature brésilienne, toutes époques et tous genres confondus.
S'il bénéficie toujours d'un immense succès de prestige (et pas qu'au Brésil), ouvrage plutôt cité que lu, tombé hélas quasiment dans l'oubli parmi les lecteurs brésiliens, le livre d'Euclides da Cunha se présenterait en effet comme un mélange improbable de «genres», réussissant par ailleurs un remarquable alliage entre différents niveaux de discours narratifs, entre écriture «scientifique» et «littéraire» .
Conçu au départ comme un reportage, compte-rendu détaillé des évènements tragiques, assez récents au moment de sa parution, survenus dans le fin fond de l'État de Bahia et ayant fortement commotionné l'opinion publique de la jeune République brésilienne (1889), à savoir, la sanglante campagne militaire menée par le gouvernement fédéral contre les fidèles réunis autour du «prophète» Antônio Conselheiro, dans le village de Canudos (1896/1897), que l'auteur avait suivie sur le terrain en tant que correspondant d'un grand quotidien de São Paulo, le récit se doublera, d'une part, d'un savant précis de géographie physique – de géologie, de climatologie et géomorphologie du territoire brésilien -révélant par la même occasion la solide formation scientifique de son auteur, ex-ingénieur militaire- d'autre part, et surtout, d'un surprenant essai sociologique et de géographie humaine, retraçant dans ses grandes lignes l'histoire de l'occupation des terres situées à l'intérieur du pays, le «sertão», initiée aux XVIe et XVIIe siècles par les colons portugais.
Anticipant sous maints aspects le développement ultérieur des thèses de l'écologie humaine issue des travaux de l'école de Chicago, ou d'un Braudel, en France, l'analyse sociologique qui s'en suit, conduite par l'auteur à partir des critères déterminants pour l'adaptation de l'homme à l'environnement particulier constitué par ces «hautes terres » semi-arides du «sertão», investies par des aventuriers en quête de métaux précieux dès la fin du XVIe, constituera le véritable point d'orgue de l'ouvrage.
Ce faisant, « Os Sertões" rompt en même temps radicalement avec l'invisibilité longtemps cultivée par le pouvoir et par l'opinion publique brésilienne vis-à-vis de leurs occupants actuels, les «sertanejos», dont l'ouvrage tracera un profil socio-culturel saisissant de vérité. «Caboclos» en grande majorité issus du métissage blanc et indien (et aussi, subsidiairement, noir, provenant des esclaves en fuite s'étant retranchés et organisés en groupements rebelles, appelés «quilombos», à l'intérieur des terres), ceux-ci étaient largement exclus des discours et des politiques nationales, et leurs représentations dans les mentalités et dans la culture dominante complètement déconnectées de la réalité, écartelées entre un mépris ouvert envers le caractère involué et fruste qui leur était attribué, et une place purement imaginaire accordée par la littérature brésilienne du XIXe, figurant volontiers noirs et indigènes comme des personnages d'une époque déjà révolue, idéalisés et/ou animés de sentiments directement inspirés d'un répertoire blanc, romantique et européen.
L'oeuvre contribuera ainsi largement à donner un statut nouveau à l'image du «sertanejo». Homme de l'intérieur des terres, par opposition à celui du «littoral» - ce dernier, quoiqu'en grande partie métissé aussi, mais ayant évolué, selon l'auteur, suivant le modèle et sous le joug d'injonctions «eurocentrées» dominantes dans les centres urbains du littoral -, pur produit donc d'un métissage historique, resté isolé géographiquement, vierge de tout influence aussi, hors tutelle du Brésil colonial, de l'Empire, puis de la jeune République brésilienne, le profil du «sertanejo» mis en exergue par Euclides da Cunha («Hercule-Quasimodo» selon l'expression paradoxale trouvée par l'auteur !) deviendra en quelque sorte le prototype, figure emblématique par excellence, d'une nouvelle identité collective possible, spécifiquement brésilienne, qui verrait le jour, quelques années plus tard, au sein de la société.

Hautes Terres, dont le retentissement fut énorme au moment de sa parution, jouerait ainsi un rôle catalyseur dans l'avènement d'un mouvement qui, faisant basculer d'une fois pour toutes l'idéal racial complètement absurde d'un «blanchissement» lent mais progressif de la société -prôné par l'élite politique et économique du pays dès le lendemain de l'abolition de l'esclavage et la fin de la traite de noirs africains (1888), aberration idéologique en totale discordance par ailleurs avec la réalité démographique du pays -, ferait émerger, au cours de la première moitié du XXe siècle, une image identitaire collective intégrant enfin l'héritage légué par son métissage ethnique, tout en échafaudant le mythe national, devenu très cher aux Brésiliens (même si, aujourd'hui, de plus en plus contesté !), d'une parfaite «démocratie raciale», trouvant, enfin, sur le plan des idées ou de la création artistique, dans l'«anthropophagisme» de ses premiers occupants autochtones, une philosophie et un modèle esthétique décomplexé d'assimilation de l'élément étranger.

Même si à ce stade tout pourrait, je crois, vous paraître relativement clair et limpide (l'auteur de ce billet l'espèrerait en tout cas..), on serait tout de même tenté de se demander peut-être pour quelle raison un reportage de guerre, doublé d'un essai essentiellement géographique et sociologique, certes brillant, et sur certains aspects précurseur sur le plan de l'évolution des mentalités dans le pays, aurait accédé au Panthéon ultime des lettres brésiliennes comme l'un de ses plus grands chefs-d'oeuvre? Et, rajoutons-le, ce qui pourrait sembler encore plus inusité, au-delà même des frontières, d'avoir fait l'objet d'une admiration sans bornes par des écrivains et intellectuels de renom, aussi divers, et pour ne citer qu'eux, qu'un Borges, par exemple, vouant une véritable culte à l'ouvrage, jusqu'à lui avoir rendu hommage dans un de ses célèbres récits («Trois Versions de Judas»), ou bien Cendrars, qui le considérait «le plus grand livre de la littérature brésilienne moderne» et qui aurait aimé l'avoir lui-même traduit en français (et c'est vraiment très dommage qu'il ne le fît, la traduction proposée par Métailié, quoique correcte, s'avère à mon avis trop «scolaire», pas à la hauteur en tout cas de la qualité littéraire de la langue originale), ou enfin Vargas Llosa, qui, complètement subjugué par sa lecture, et s'en étant emparé, l'avait aussitôt transformé en un grand roman, «La Guerre de la Fin du Monde» ?

Inclassable, plurale et sous certains aspects paradoxale, la fascination que «Os Sertões» exerce sur le lecteur repose avant tout sur l'incroyable puissance expressive et la beauté grandiose de la langue qui l'anime.
Selon les mots l'un de ses premiers critiques, Euclides da Cunha aurait réussi à promouvoir un solide «consortium de l'art avec la science».
Mariage harmonieux entre science et littérature, entre essai sociogéographique et récit épique, à l'instar de celle, par exemple, d'un Élysée Reclus, la plume de l'auteur sait infuser de la poésie dans la géographie, qui devient dès lors aussi de la «géopoésie».

« Plus grand-chose sinon à discriminer, dans la clarté des jours, pour le promeneur errant en ces solitudes constellées d'arbres sans feuilles et sans fleurs. La flore, comme sous l'action d'un défrichement en bonne et due forme, gît confondue dans un écheveau indescriptible. C'est la «caatanduva», la «forêt malade», selon l'étymologie indigène, étendue douloureusement sur son terrible lit d'épines. (…)
La lumière crue des longues journées flamboie sur la terre immobile, mais ne l'anime pas. Les infiltrations de quartz des monts calcaires se profilant en désordre dans ces contrées désertiques, la réverbèrent en une blancheur de banquise. (…)
Mais dans l'obscurcissement d'une de ces fins de journée rapides du mois de mars, sans crépuscules, englouties d'un seul coup par la nuit, les étoiles, pour la première fois, scintillent vivement. D'immenses nuages barrent les horizons, découpant au loin d'imposants reliefs de montagnes noires. Ils montent lentement, gonflent, se dilatent, tourbillonnent en grandes volutes déliées se dirigeant calmement vers les hauteurs ; tandis qu'en bas, les vents vifs, cinglant les plaines, secouent et tordent les branchages.
Oblitéré en quelques minutes par les ténèbres, le firmament se voit traverser par une armée impitoyable d'éclairs, incisant en profondeur la surface noire imprimée par la tourmente. D'assourdissants coups de tonnerre retentissent. Des torrents d'eau s'abattent, d'abord espacés, sur le sol, bientôt réunis dans une même pluie diluvienne.
Ainsi, au retour de sa traversée, le voyageur, interdit, ne voit plus le désert.
Sur le sol que tapissent désormais des amaryllis, la flore tropicale ressurgit triomphalement.
Une apothéose de la transformation.»

C'est ainsi, grâce à la langue imagée de l'auteur, que les paysages désolés et semi-arides du Nordeste, le combat quotidien du «sertanejo » pour s'adapter à un environnement et à un climat contrastés, rudes et capricieux, seront rendus en touches impressionnistes, très vivantes, visuelles et tangibles aux sens du lecteur ; ils se chargent d'âme et d'émotions, quelquefois d'une irrésistible dimension dramatique. Grâce à elle également, l'homme du sertão et le terrible génocide de Canudos, seront transmués à leur tour en héros tragiques et en épopée antique.
C'est elle aussi qui en fin de compte servirait de trait d'union entre les différents niveaux de discours, d'angles d'approche ou d'interrogations soulevées par le livre.
Certaines parmi ces dernières feront cependant l'objet d'importantes controverses ultérieurement, (toujours d'actualité, d'ailleurs, ayant peut-être contribué aussi à l'ostracisme relatif dans lequel l'ouvrage est tombé chez les nouvelles générations de lecteurs)- lorsque, par exemple, le contraste se faisant alors incommensurable entre, d'un côté, la finesse d'observation du journaliste, la sensibilité et l'humanisme révélé par l'homme de terrain, et de l'autre, le discours du savant, resté malgré lui fidèle à l'orthodoxie des conceptions autour de la notion de la race de son époque, l'auteur continuera de s'appuyer, au risque de se contredire quelques pages plus loin, sur un référentiel darwiniste biologique et social largement prédominant alors dans le champ des sciences sociales, bâti sur des thèses pseudo-scientistes qui auraient pu faire sourire le lecteur actuel, si elles n'étaient pas aussi intrinsèquement abjectes et nauséabondes, s'agissant de miscégénation entre races «inférieures» ou «supérieures», et de cette place où trônerait seule, en haut de l'échelle raciale, la «race supérieure blanche», déterminisme biologique et/ou social dont les principaux chefs de file s'appelaient Gobineau, Taine ou Gumplowicz.

«Un raciste dénonça un génocide», titrait récemment un article de presse au Brésil, à l'occasion du cent-vingtième anniversaire de publication de l'ouvrage. Au-delà de l'aspect réducteur de l'épithète accordé ici à l'auteur, qui ne me paraît personnellement pas du tout correspondre à la lettre, et idéologiquement parlant, à sa démarche globale, ce titre tapageur souligne bien les paradoxes suscités par la lecture d'un livre qui, comme il arrive souvent, devrait pouvoir être resitué peu ou prou dans le contexte intellectuel de son époque, avant d'être trop rapidement voué aux gémonies…
Il ne faut surtout pas, en outre, oublier le fait que « Os Sertões , avant toute chose, dénonce en effet un génocide, commis non par le fanatisme religieux des milliers d'adeptes de la secte d'Antônio Conselheiro rassemblés à Canudos, et dont l'auteur nous livre en même temps une brillante analyse sociologique, mais par les forces censées pourtant, de l'avis général, représenter l'idéal de civilisation et de progrès incarnés par la jeune République brésilienne.

Et, last but not least, faire remarquer que l'un des aspects les plus fascinants de cet ouvrage réside précisément en son cheminement hésitant, irrégulier de la pensée, produit concomitamment à son élaboration, et qu'il constitue en soi une «expérience narrative » intégrale: parti lui-même du littoral, de la capitale et centre névralgique du pouvoir constitué, vers le fin fond sauvage du «sertão», fervent défenseur de la République, convaincu comme beaucoup de ses compatriotes que derrière Canudos se cachait probablement une conspiration monarchiste cherchant à déstabiliser la jeune République brésilienne, ex-militaire et scientifique imbu des valeurs et des préjugés dominants à son époque, l'ouvrage qui en résulterait au bout du compte, ne cessera de les éroder insidieusement, de les subvertir, de pointer un nombre important de contradictions dans le discours politique et scientifique de son temps, voire, en filigrane, et peut-être inconsciemment, dans le sien propre (selon certains de ses biographes, Euclides da Cunha, aurait eu lui aussi une part de sang indigène coulant dans ses veines !!), faisant in fine du misérable «sertanejo» le véritable héros de son épopée.

Euclides da Cunha n'aurait pas eu à sa disposition les outils conceptuels pour l'analyser, n'aurait su trouver tous les mots nécessaires pour exprimer clairement sa révolte face à la violence du système colonial se perpetuant à travers la jeune République brésilienne? Probablement.

Écrit à une époque où triomphait une idéologie colonialiste souveraine, et non, comme il serait le cas à partir des années 1950/1960, à un moment où commenceraient à émerger les premières thèses «décoloniales», les mots utilisés par Da Cunha pour raconter le massacre de Canudos ne sont pourtant pas loin, ni tout à fait étrangers à ceux dont Fritz Fanon se servirait pour décrire les exactions du colonialisme en Afrique du Nord plus de cinquante ans après!

"Hautes Terres" est divisé en trois parties, «La Terre» (la plus ardue, malgré la beauté toujours présente de la langue, en tout cas pour un lecteur néophyte comme moi en matière de géographie physique et géologie, plus courte en revanche, heureusement, que les deux autres), «L'Homme», puis «La Lutte». Cette dernière narrant directement, et dans le détail, le conflit armé de Canudos, clôturera le récit sous une tonalité franchement «conradienne». Face à la stupeur provoquée par les atrocités dont il a été directement témoin lors de l'assaut final, l'auteur cherche dans l'ellipse, et dans une voix qui s'estompe peu à peu en un silence chargé de sous-entendus, un moyen de signifier l'horreur. Magistral.

Une lecture atypique, qui m'aura, moi aussi, totalement fasciné (mes racines brésiliennes y sont certainement pour quelque chose !), mais que je ne pourrais pas en revanche qualifier de «distrayante».
Destinée en priorité, il me semble, aux amateurs d'Histoire, ou plus particulièrement de l'histoire du Brésil et/ou d'Amérique Latine, ou bien intéressés, plus généralement, par celle des idées et des mentalités, ou encore à ces sources communes à ce sentiment identitaire d'appartenance typiquement latino-américain : «latino-américanité» revendiquée un peu partout dans le continent, ancrée dans un idéal commun de syncrétisme culturel, de glorification de ses diverses composantes ethniques et surtout de la fierté issue de leurs métissages.
Mais aussi, pourquoi pas, à ceux qui tout simplement affectionnent la belle langue, associée ici de manière très originale à une démarche de connaissance du monde, apportant au récit et aux faits historiques qu'elle développe une dimension émotionnelle, lyrique et épique.

Sinon, il y aurait, en version beaucoup plus récréative, si j'ose dire, destinée aux amateurs de roman pur, le livre supra-cité de Vargas Llosa, qui tout en mêlant personnages réels et fictifs et en y rajoutant une intrigue romanesque, suit fidèlement, pas à pas, l'incroyable épopée de Canudos, ainsi que quelques-unes de ses très nombreuses victimes, sauvées de l'oubli par L Histoire grâce à ces «Sertões» d'Euclides da Cunha…




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Livre saisit au détour de mes pérégrinations dans la bibliothèque de mon bled (j'étais venu chercher « l'Etat » de Bourdieu).
Euclides Da Cunha. Connais pas.
500 pages plus tard et quelques brefs survols, comment n'ai-je pu jamais entendre parlé d'un tel bouquin !

Comme tout livre hors-norme il est pourvu d'une langue -sublime- et d'idées -disons moins lumineuses-.
Euclides Da Cunha couvrira en « reporter » (nous sommes en 1896 - 1897) la guerre que mènera La République du Brésil contre un village d'irréductibles sertanejos, embrigadés par un illuminé christique en la personne d'Anthonio Conseilhero, dit le Conseilhero.

En élève de Gumplowicz et de Taine, Euclides retrace et explique cette guerre par « la race, le milieu, le moment ».
Ainsi se succèdent trois grands chapitres inégaux en taille mais non en style : La terre, Les hommes, La lutte.

Il y a de l'Iliade ici, et cela m'a rappelé aussi La guerre des rats dans Stalingrad. 
Souvent j'ai pensé à Céline à lire les descriptions fantastiques et non moins partisanes de l'auteur de Hautes Terres (horreur du métissage, absurdité de la guerre, réduction du phénomène religieux à l'hystérie collective des paysans impressionnables…).

Comment une telle langue peut elle être conduite par des idées aussi resserrées ?!
Mais même si l'on ne partage pas les positions de l'auteur (et s'il le fallait nécessairement quels livres pourrions-nous encore ouvrir?), on passe outre ses penchants par l'exploit littéraire qu'il nous livre. C'est beau, c'est immense, cela dépasse les genres, c'est un mythe.
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critiques presse (1)
LeMonde
10 février 2012
La lecture est exigeante, mais elle nous concasse en nous offrant des illuminations littéraires avant de nous jeter dans des tunnels abjects de pensée.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (3) Ajouter une citation
Alors ils commencèrent à casser et à démolir tout ce qu’ils trouvèrent, jetant ensuite livres, papiers, tableaux, mobilier, ustensiles, enseignes, cloisons, etc. à la rue, aussitôt transportés sur le parvis de São Francisco de Paula où ils furent assemblés dans un grand bûcher, ou bien en d'autres tas de débris en cette même rue de l’Ouvidor.
(…)
La rue de l’Ouvidor [Rio de Janeiro] équivalait à un détour par les caatingas [zones arides du Nordeste brésilien]. Les agitations du sertão envahissaient avec violence le cœur même de la civilisation. Et la guerre de Canudos n’était, à vrai dire, qu’un symptôme. Le mal était plus grand. Il ne se confinait pas dans un recoin de l’État de Bahia. Il s’était répandu. Et il surgissait dans les capitales du littoral. L’homme du sertão, rude et vêtu de cuir, avait des partenaires peut-être plus dangereux.
Est-ce la peine de les définir ?
La force formidable de l’hérédité, ici comme partout et toujours, entraîne vers les milieux les plus avancés -portant des gants et recouverts d’un fragile vernis de culture- de parfaits troglodytes. Si le cours normal de la civilisation les retient en général, les domine, les ligote, les neutralise et les annihile, en les refoulant dans la pénombre d’une existence inutile d’où ils sont parfois arrachés par la curiosité de quelques sociologues extravagants ou les recherches de la psychiatrie, dès qu’un trouble profond relâche autour d’eux la cohésion des lois, ils surgissent et envahissent scandaleusement l’Histoire. Ils sont le revers fatal des évènements, le clair-obscur indispensable aux faits d’une importance supérieure.

..
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Voilà pourquoi ce malheureux, destiné à la sollicitude des médecins, fut poussé par une force supérieure jusqu’à venir heurter de front une civilisation, entrant dans l’histoire comme il aurait pu entrer à l’asile. Car, pour l’historien, ce ne fut pas un déséquilibré. Il surgit comme l’intégration de caractères différentiels – vagues, indécis, à peine perceptibles lorsqu’ils sont dispersés dans la foule, mais énergiques et définis quand ils se trouvent résumés dans une individualité.
(…) Il ne succomba pas à la démence. Dans sa gravitation continue vers une incurvation minime, vers le complet obscurcissement de sa raison, le milieu réagit à son tour, le protégea en la corrigeant, lui fit établir un enchaînement jamais rompu dans ses conceptions les plus démesurées, un certain ordre dans ses égarements mêmes, une cohérence indestructible dans tous ses actes et une discipline remarquable dans toutes ses passions, de sorte que, après avoir sillonné pendant de longues années, avec ses pratiques ascétiques, le «sertão» tumultueux, il avait dans l’attitude, la parole et le geste, la tranquillité, la hauteur et la résignation souveraine d’un apôtre antique.

..
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Et revenant à l'improviste vers les tranchées, courant vers les points abrités, s'accroupissant pour se protéger, se glissant contre les talus de la rivière, transis de peur, ravalant d'amères déceptions, horriblement humiliés alors qu'ils croyaient le triomphe imminent, raillés alors que l'ennemi agonisait -les triomphateurs, et quels triomphateurs !, les plus originaux de tous les triomphateurs dont l'Histoire eût gardé la mémoire, comprirent que, si la lutte continuait ainsi, le dernier réduit combattu finirait par les dévorer un par un. Six mille Mannlicher et six mille sabres ne leur suffisaient pas; et le choc de douze mille bras, et le piétinement de douze mille bottes; et six mille revolvers; et vingt canons, et des milliers d'obus, et des milliers de shrapnels; et les égorgements, et les incendies, et la faim, et la soif; et les dix mois de combats, et cent jours de canonnades incessantes; et l'effondrement des ruines; et le tableau indéfinissable des temples écroulés; et, enfin, dans les monceaux d'images pieuses déchirées, d'autels abattus, de saints en morceaux -sous l'impassibilité des cieux paisibles et clairs- la chute d'un idéal ardent, l'extinction absolue d'une croyance consolatrice et forte...
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