Si vous parvenez à supporter l'écriture dite « inclusive » (qui risque bien d'exclure, en réalité, nombre de lecteurs) mais/ou si, comme moi, la question du travail vous semble centrale et par trop reléguée à la périphérie des sujets mis en avant, ce Manifeste vaut la peine d'être lu.
Sous la plume de très bonnes connaisseuses des enjeux du travail (particulièrement
Isabelle Ferreras et
Dominique Méda) le bon diagnostic est posé. Une économie hyper-financiarisée se décline essentiellement à travers deux grands dispositifs pour atteindre ses objectifs : un management actionnarial (qui soumet les conditions de travail au seul horizon de dividendes toujours plus importants) et une atomisation des collectifs de travail (pour éviter la résistance des travailleurs qui subissent les contraintes de cette extorsion – sur ce sujet les écrits d'une autre grande dame de la thématique du travail,
Danièle Linhart, sont on ne peut plus clairs et éclairants quant aux réelles finalités des nouvelles théories managériales qui voient le jour à la suite de la plus grande grève de l'histoire de France en mai 1968 ; de même l'excellent
La société ingouvernable de
Grégoire Chamayou) ont dépossédé les travailleurs de tout moyen d'action et abîment toujours davantage les conditions de leur dans lesquels ils doivent gagner leur vie. Ces ressources humaines, bien plus ressources qu'autre chose, adaptables et remplassables quand elles n'y parviennent plus, connaissent ainsi le sort de toutes les autres ressources d'une planète sous le joug d'un capitalisme de plus en plus débridé (pour être précis, il faudrait parler d'une retour au premier âge du capitalisme, celui des mineurs, qui devaient sur leur propre paye assurer la sécurité des boyaux dans lesquels ils étaient plongés, avec femme et enfants, 12 à 15 heures par jour).
Dans de telles conditions (aujourd'hui c'est plus la mine, non, mais ce n'est pas forcément mieux… je pourrais en parler longtemps), comment peut-on encore oser parler de démocratie lorsque le monde de l'entreprise y échappe complètement ? Comment peut-on parler de droits de l'homme quand
le travail est considéré comme une marchandise ? Comment peut-on sérieusement encore oser parler de progrès et de croissance, deux termes très positivement connotés, lorsqu'en fait la seule règle qui compte est celle du chacun pour soi et que le meilleur gagne (le plus de pognon possible) ? Quel espoir peut-on encore avoir sur l'issue d'un « jeu » dont tous (ou presque) les spécialistes s'accordent à dire qu'ils nous envoient droit à la catastrophe ?
Le Manifeste préconise donc que
le travail soit enfin réhabilité. Qu'il soit compris dans ses enjeux et respecté dans sa mise en oeuvre. Que l'on (re)noue avec l'expression chère à
Alain Supiot, un « régime de travail réellement humain ».
Dans ce sens, le Manifeste formule 3 propositions radicales (qui permettent de traiter le mal à la racine), et s'assimilent à autant de révolutions : de nos droits et de nos devoirs, les uns vis-à-vis des autres comme nous-mêmes vis-à-vis de la planète :
- Démocratiser
le travail (par un pouvoir de codécision - donc véto – reconnu aux travailleurs sur les choix organisationnels et stratégiques de l'entreprise. Même si le Conseil de la résistance puis de fortes personnalités comme Ambroise Croizat et Jean Auroux (et avant eux, l'Organisation internationale du travail dans sa constitution et dans la Déclaration de Philadelphie) ont tenté d'enrayer la méga-machine infernale en alertant sur les conséquences de la toute-puissance (parmi lesquelles la montée de fascismes ne compte pas pour rien), ces avancées sont aujourd'hui patiemment déconstruites par les tenants du PROJEEEEET) pour lesquels, les droits de l'homme sont, pour le coup, de la poudre de perlimpinpin qu'on peut souffler au visage des contradicteurs pour mieux masquer ses intentions.
- Démarchandiser
le travail, à tout le moins apporter une « garantie d'emploi » de nature à ne plus permettre le chantage au chômage, à protéger les secteurs réellement utiles au bien commun et à favoriser le développement de secteurs d'activités de plus en plus indispensables (qui vont dans le sens d'une « économie », au sens premier du terme, locale et propre). Certains estimeront que ce voeu est pieux. Une chose est certaine, pour qu'il ne le soit pas, il faudrait de vrais représentants du peuple, à son service, à ses ordres pour mieux dire, pénétrés de l'intérêt général et donc remettant en ordre les priorités. Cela rimera avec la fin de la liberté d'entreprendre diront les plus férus du laisser-faire… Précisément ! Comment peut-on laisser faire ces « entreprises » (dans tous les sens du terme) d'appropriation du vivant et d'aliénation de tous ceux qui ont pour seule et simple ambition de vivre avec leurs congénères (et non « de » leurs congénères) ?
- Dépolluer
le travail : puisque la création de valeur économique se fait aujourd'hui au détriment de l'environnement (jamais inclus dans les plans comptables des entreprises) il est temps de repenser les modes de gouvernance à l'aune du « développement » durable, et de faire face aux conseils d'administration à la solde des actionnaires sans scrupule via non seulement une chambre représentative des travailleurs mais encore par des représentants de la communauté dans laquelle toute entreprise s'inscrit de facto (associations de riverains, organismes de défense de l'environnement, etc.) et permettre à de faire de ces acteurs de vraies parties prenantes, dotées de droits indépassables, par exemple en leur permettant de bloquer toute stratégie qui ne prend pas en compte ces intérêts communs.
A mon sens, ce livre aux nombreuses et bonnes contributions, s'adresse non pas tant par ceux qui maltraitent
le travail (du côté duquel il y a bien peu d'espoir à nourrir) qu'aux travailleurs eux-mêmes. Car si réellement nos dirigeants (politiques et économiques) avaient quelqu'intention sincère sur ces sujets, les belles formules qui ornent les grandes déclarations (par exemple celle qui prétend qu'il faut « une existence conforme à la dignité humaine », selon article 23 de la Déclaration universelle des droits de l'homme) feraient autorité.
le Manifeste travail, d'abord simple tribune destinée à un « grand » journal français du soir, est devenu manifeste signé par plus de 3000 spécialistes à travers le monde et traduit sur les 5 continents, et non adressé dans le seul langage de l'« empire » marchand débridé (ce globich aux accents anglais) : il s'adresse à tous et offre les bases d'un programme intelligent à exiger.