Voici un livre très original. Là où les ouvrages d'histoire appuient leur problématisation thématique ou diachronique sur des sources qu'ils citent sans les reproduire, là où certains romans historiques s'amusent à imiter le style des registres, des exorcismes, catéchismes ou autres procès-verbaux afin de donner à leur fiction les aspects les plus vraisemblables, il s'agit dans
le sexe interdit de publier de larges extraits des archives de la justice, de l'Eglise, parfois de la médecine afin de suivre, de la fin du Moyen-Age aux années 1940 l'évolution de ces discours sur la sexualité.
Le livre est structuré en trois grandes périodes « sensualité, péchés et code d'honneur » pour le Moyen Age et la Renaissance, « le temps de la répression » pour l'âge classique et « intimités et nouvel ordre sexuel » pour les 19e et la première moitié du 20e siècle. A l'intérieur de ces grandes parties, des chapitres viennent composer un cheminement thématisé et proposent un entrelacs de discours historique synthétique et de fac-simile à chaque fois retranscrits en français moderne donnant à voir, via une pièce d'archive officielle, la manière dont la sexualité pouvait être vécue à une époque donnée.
L'immersion dans les graphies d'alors, le vocabulaire choisi, la matérialité de ce qu'est, par exemple, une lettre de rémission, une plainte, le rapport d'une maquerelle à la police est tout à fait saisissant. On a l'impression de toucher du doigt la source avant qu'elle ne soit conceptualisée et que son existence soit transformée en preuve ou en interprétation. J'en ai été grisée.
Evidemment, la thématique de la sexualité rend la démarche encore plus parlante. Car si un livre semblable avait été écrit sur un autre thème qui aurait généré lui aussi de nombreuses archives, les transactions monétaires, les diagnostics de maladies, les legs, ou que sais-je encore, la distance d'avec nos représentations contemporaines m'aurait peut-être rendu le sujet moins familier. Pour la sexualité, quoi qu'en veuillent notre sentiment de libération, nos moeurs dites décomplexées, il est évident que c'est un sujet qui mêle tellement animalité et construction sociale qu'il véhicule, de tout temps, au mieux la complexité de ce qui fait notre humanité.
Les auteurs s'inscrivent dans la veine foucaldienne. C'est-à-dire, si j'ai bien compris, qu'ils restituent à chaque source sa capacité à dire une réalité propre à elle, à son époque et jamais recouverte d'aucun universel théorique la surplombant. Impossible à pleinement ressentir par le lecteur distant de quelques siècles mais néanmoins en mesure d'être historicisée au plus près de ses conditions de production, l'archive ne s'inscrit pas dans un cheminement général où, les siècles passant, on accèderait à une idée de plus en plus exacte des phénomènes étudiés. Pas de discours téléologique ou progressif : chaque pièce vaut pour ce qu'elle dit du monde dont elle est extraite. Chaque moment de l'histoire propose une vision qui lui est propre et ce serait anachronique que de parler, par exemple, d'obscurantisme pour évoquer la peur des sorcières, d'ignorance pour couvrir les préventions contre la masturbation. A chaque époque son univers référentiel, à chaque regard sur le monde son encodage qui contribue à construire une réalité.
Le parti-pris est tout à fait convaincant et je ne peux qu'y adhérer. La conséquence en est surprenante. D'une part, prise à ce jeu, j'ai trouvé que le bandeau annonçant « 10 siècles d'archives inédites » était pour le moins mensonger puisque « seules » quelques dizaines (une centaine ?) de documents étaient reproduits et que cela participait évidemment d'un choix, d'une éditorialisation problématisant ce qui n'était donné pourtant que comme source brute partant à la rencontre de nos regards. Qu'il aurait fallu être noyé sous les milliers d'archives pour davantage mesurer le poids relatif de chacune.
Et d'autre part, peut-être parce que j'ai dévoré ce livre en peu de temps, ou parce que, le choix justement de pièces emblématiques concentrait les descriptions, j'ai été comme submergée, écoeurée par tous ces sexes érigés, ces fellations demandées, refusées, interdites, ces pénétrations de différents orifices. le tout dans un contexte qui n'a rien d'érotique, où la transcription vaut preuve d'une dérogation à l'ordre souhaité. Après avoir avalé tant de plaintes, de viols, de pratiques sur tant de siècles, je me suis trouvée comme déphasée, incapable d'en comprendre quoi que ce soit. Dépassée par la constance des envies, l'opiniâtreté des institutions à l'encadrer.
Peut-être aussi que le statut même des archives force le trait, qu'il est impossible de ressentir l'air du temps, d'éprouver les mille et un autres faits quotidiens qui entourent un rapport sexuel, en dissolve le retentissement (quand ce n'est pas un rapport traumatisant évidemment). Sans doute que si l'on n'avait pour comprendre notre siècle que les rapports de police, on manquerait beaucoup pour se faire une idée de nos sexualités. Ici ne parlent que l'Eglise, l'Etat et la médecine.
Mais tout de même, que d'énergie, de pulsions, de défraiement ! A longueur de siècle, des comportements d'ordre sexuel sont fustigés. Que ces débordements soient aujourd'hui justifiés par ce qu'on trouverait de trop stricte au cadre moral de l'époque ou qu'ils soient ressentis au contraire comme l'expression d'une bestialité d'un autre âge ne change rien au fait que la sexualité apparait au travers de ces archives comme le lieu problématique d'un affrontement entre un désir individuel, un autre et une autorité morale. Et comme il est de toute façon contreproductif de porter notre regard contemporain sur les faits passés, ces clés de lecture ne donnent rien.
Sous le monceau des pièces, je me trouve face à ce paradoxe : ce serait les trahir que de les comprendre selon une progression évolutionniste et ce m'est quasiment impossible de ne pas essayer de les organiser, de les mettre en perspective faute d'y finir submergée. Peut-être que le recul anthropologique y pourrait quelque chose ?
En attendant, qu'on le feuillette ou qu'on le lise de A à Z,
le sexe interdit est un livre éclairant dont la mise en page aérée rend l'abord très confortable. C'est un ouvrage remarquablement construit qui amène des surprises, des réflexions tout à fait passionnantes et donne envie de se plonger plus avant dans notre rapport aux pièces d'archives et à notre façon d'envisager l'histoire.