Je tire dans une pierre qui traine là à mes
pieds. Un peu rageux. Elle prend une belle trajectoire et atterrit plus loin, hors de ma vue, dans un bruit sec comme seule sait en produire l'amicale des graviers. J'avoue, "je suis colère les enfants, je suis colère car je suis violence et je suis violence car je suis trahison", comme dirait M Manatane.
Le mot "trahison" étant bien évidemment exagéré, la demi-mesure étant pour moi ce que le gel fixant est à ma chevelure : un produit superfétatoire.
J'aime
Neil Gaiman et son univers depuis
American Gods,
Neverwhere et
Anansi Boys. J'aime ce motif que je retrouve souvent-toujours chez lui du "passage". de cette trappe toujours si proche de nous et qui donne sur le mystérieux, le fantastique, le bizarre. Les personnages y tombent souvent par mégarde, comme une ouverture qui cède sous le poids d'un touriste étourdi adossé à une porte. Hasard et double-fond. Epaisseur insoupçonnée de nos quotidiens. Points de bascule tapis là. Tout près.
Ici, c'est un enfant sans nom (Nobody) qui se retrouve un soir terrible recueilli dans un vieux cimetière par une foule de morts qui peuplent les lieux depuis que les humains se sont mis à caner, c'est à dire depuis très longtemps. On y croise donc de l'aristocrate romain en toge et de la prétendue sorcière qui a servi d'allume feu lors des grands méchouis des temps jadis. Ils acceptent ce bambin parmi eux et lui inculquent les règles qui régissent ce lieu de vie qui consiste à loger des morts. Une famille, les Owens, l'adoptent et un tuteur lui est attribué, le soyeux , silencieux et charismatique Silas.
Roman d'apprentissage, (certains évoquent un hommage au "Livre de la Jungle") il a une couleur sépia, pour ne pas dire grisâtre. Tout m'a semblé y flotter dans une brume gothique que je ne déteste pas. Très jeune, je me suis passionné pour les bandes-dessinées Pierre Tombal, à la grande inquiétude de ma mère. J'y ai retrouvé un peu de cela ici : le cimetière, ce terminus de toutes les lignes de vie. Ce lieu de vérité où le règne des apparences n'a plus droit de cité et où le monde arrête de courir en vain dans sa roue effrénée d'hamster cocaïné. Paix éternelle.
Neil Gaiman, comme toujours, en fait le seuil d'un envers infernal où s'affrontent diurnes et nocturnes, goules et arpenteurs de brumes, grands chasseurs et Chiens de Dieu. Suivis de près par les mystérieux solitaires. On a droit à quelques descriptions cauchemardesques et très frappantes. Notamment de Ghölheim. L'antre des goules.
Je reproche pourtant un rendu trop "crayonné". Suffisamment expressif pour susciter l'adhésion mais dont on aurait aimé connaître un peu plus. Comme si la pièce était très grande mais qu'on ne la balayait que d'un mouvement bref de torche électrique, laissant entrevoir des profondeurs insoupçonnées. Un peu frustré comme un enfant à qui on ne dit pas tout. Notamment, j'attendais l'explication de l'enjeu qui pousse à l'affrontement continuel de ces entités : goules, Chiens de Dieu, arpenteurs. Et que dire de cette société internationale des Jacks aux sombres buts et qui viennent se mêler à toute cette faune ? Je pressentais un potentiel appétissant. Mais ce plat, je ne l'ai jamais vu arriver.
Gaiman a envoyé le reste du menu, le dessert, le digeo et voilà...me voici au bout du récit repu mais un peu déçu. Enfant chafouin option boudisme.
J'ai pourtant apprécié ce récit que je vois souvent classé en "littérature adolescente" mais qui n'a pas à rougir devant un public adulte /arthritique /chauve / imposable/presbyte / aigri / sans plus aucune réduction dans les trains / qui ne tient plus aussi bien l'alcool.
L'ambiance de ce cimetière est vraiment très délicatement rendue. On s'attache à ce petit monde gris et poussiéreux. Peuple de stèles, de lierre et de mousse. On y chemine aux côtés de Bod (le petit nom de Nobody) avec un plaisir certain.
Ma déception vient principalement du fait que j'ai l'impression que cela aurait pu être encore mieux. du gâchis parmentier mais que l'on mange volontiers. Tout de même. Parce qu'elles sont bonnes les pommes de terre rôties de Neil.
J'ai passé un bon moment de lecture. Moi, l'adulte aux peurs d'enfant.
Le trait noir et blanc des illustrations de
Dave McKean conforte ces impressions fugaces. Physionomies inachevées, polymorphes, évanescentes. Des contours qui ne veulent pas délimiter. Des suggestions atmosphériques qui marchent main dans la main avec l'intention de l'auteur et qui trahissent leur longue amitié.
Cette histoire est passée devant mes yeux comme un voile. Je sais que je l'ai lu. Les sensations sont là mais demeurent estompées. Une faiblesse narrative ?
Ou était-ce un choix de
Gaiman ? Une envie d'impermanence ? Un message codé ?
Nobody owns ? Personne ne possède ?