"Ma première expérience du feu ne m'avait pas beaucoup mûri. C'eût été prématuré: j'avais douze ans, ou guère davantage. J'accompagnais «les chasseurs de Nevers», mon père, mon oncle, un vieil ami qui s'appelait Dargy et leur garde Philibert. Ils louaient, à trois, près de Châteauneuf, une petite chasse de plaine et de bois qui leur faisait de beaux dimanches. Nevers, c'était une ferme au pignon blanc que l'on reconnaissait de loin et qui donnait son nom au finage.
Je trottinais dans leurs foulées, fier au-delà de toute pudeur lorsque le poids d'un grand bouquin faisait peser à mon épaule la courroie de la gibecière. Une caille rappela, fut arrêtée par la chienne de Dargy. Alors presque septuagénaire, incroyablement résistant (il devait, deux ou trois ans plus tard, pédaler à mon côté de Châteauneuf à Joigny, une bonne centaine de kilomètres sur des vélos qui valaient moins qu'un clou), il était myope à ne pas voir le guidon de son fusil à broche.
- A vous, Dargy ! cria mon oncle.
Et mon père aussitôt
- Attention !
La caille s'était levée, de ce vol rasant qu'elles ont, à la hauteur d'une poitrine d'homme. Comme Dargy marchait à l'aile gauche elle avait, d'un crochet rapide, passé la ligne des fusils. Et elle filait maintenant, droit et raide, vers les arrières.
Dargy, à l'appel de mon oncle, s'était retourné brusquement, crosse à l'épaule, fauchant de son double canon. Vit-il la caille ? Entendit-il mon père ? Me vit-il ? Son coup de feu était parti. Je perçus, presque sous mon nez, un petit cliquetis de métal, sentis à l'épaule gauche une menue chiquenaude très sèche.
- Tu n'as rien ?
Les chasseurs accouraient vers moi, Dargy compris, le lorgnon sautillant au bout de son cordonnet. Je n'avais rien, qu'un grain de plomb qui roulait sous la peau. Quelques autres s'étaient aplatis sur le fer de ma bretelle gauche, solides bretelles de ce temps-là, larges d'une demi-paume, bardées de fers aussi robustes que des manoeuvres de marine. La petite caille était loin à présent, le bon Dargy l'avait ratée.
Il allait avoir cinquante ans. A présent les voisins murmuraient : « Il change encore. Il va mourir. » Mais voici que jour après jour la mine lui revenait, un peu de couleurs aux joues, les prunelles plus vives, la voix plus animée. La Montagne s’en réjouit, on l’aimait bien. « Qu’est-ce qui vous est arrivé, Edmond ? » Il souriait encore, d’un sourire cette fois très présent, avec un peu de malice dans les yeux : « Ah ! Voilà… »
J’ai su depuis ce qui s’était passé. Longtemps après. j’avais publié mes premiers livres, et récemment Rémi des Rauches. Le Val de Loire y hante chacune des pages, singulièrement le Val de Châteauneuf. Edmond Bouchard me dit un soir, avec une retenue qui m’émut : « Vous savez… J’aurais pu être votre Rémi. J’ai une maison, pas une cahute, une vraie maison. Mais elle est sur la Montagne, autant dire entre le ciel et l’eau. Ce que je peux voir de là-haut chaque jour que le bon Dieu fait, et chaque nuit, vous n’avez pas idée. Vous avez un moment ? Venez. »
J’entrai chez lui. Il ouvrit le tiroir d’un bahut, en sortit un cahier d’écolier.
– Vous voyez, c’est d’aujourd’hui.
Le papier avait jauni ; à mesure que l’on remontait, l’encre allait se décolorant. Mais le soin ou plutôt l’amour embellissaient chacune des pages. Pas une macule, pas une corne au coin d’un feuillet. L’écriture moulait chaque lettre.
A la date du jour, une seule ligne, et qui m’avait sauté aux yeux : « Ce matin, la première hirondelle. »
Quelle place pour notre humanité en temps de guerre ? François Lecointre, ancien chef d'état-major des armées, revient sur sa carrière de militaire et s'interroge notamment sur la question de l'honneur, lorsqu'on est confronté au pire dans son livre "Entre guerre". Dans son récit autobiographique, l'ancien soldat y retrace ses dilemmes, ses doutes, ses peurs à travers ses expériences de guerre en Arabie Saoudite, en Irak, en Somalie, au Rwanda, à Djibouti ou à Sarajevo. Commentant l'expression de Maurice Genevoix, "l'expérience incommunicable de la guerre", l'ancien chef d'état-major revient sur le statut de soldats et la vision qu'à la population de ces derniers, paraissant surprise qu'ils puissent éprouver les mêmes émotions et peurs qu'elle. Pourtant, comme il le souligne, des efforts sont faits aujourd'hui et on s'intéresse aux conséquences de la guerre sur la santé mentale des soldats, notamment à travers les troubles post-traumatiques. C'est avant tout cette expérience humaine que François Lecointre a souhaité coucher sur papier dans son autobiographie. "Je m'arrête sur cette expérience très intense de jeune officiel, qui au milieu de ses soldats, vit ce condensé d'humanité", a-t-il expliqué sur le plateau faisant par exemple référence aux questionnements sur les objectifs de la mission, une interrogation qui revient régulièrement dans la tête des soldats qui doivent faire face à la mort.
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
+ Lire la suite