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EAN : 9782376651338
192 pages
Contre Allée (12/01/2024)
4.09/5   39 notes
Résumé :
D’abord, il y a la rencontre avec Arden et Jeff – cette grande femme aux mains d’araignée et cet homme à l’œil de verre –, alors qu’ils tentent de sauver une orignale sur les berges d’un lac gelé de l’Ontario, au Canada. Touchée par cette rencontre, notre narratrice décide de les suivre et de rester avec eux dans le refuge dont ils s’occupent, soignant les animaux blessés.
Au cœur de cette nature marquée par les saisons, où humains et non-humains tentent de c... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (12) Voir plus Ajouter une critique
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Une jeune femme , lors d'un périple solitaire, se trouve par hasard sur le lieu de sauvetage d'une femelle orignale tombée dans l'eau glacée d'un lac .

C'est ainsi qu'elle fait la connaissance de Jeff et d'Arden , deux personnes qui recueillent et soignent les bêtes sauvages de cette région de lacs de l'Ontario.

Marquée par l'efficacité des gestes , même si l'animal ne survit pas, par la tendresse que prodigue Arden au corps sans vie de la femelle et la douleur muette devant leur échec, elle leur propose de rester et de les aider.

Elle porte dans son sac à dos les cendres d'un homme qu'elle considérait comme son père et dans son coeur l'immense chagrin et le vide de sa mort .

Avec Jeff, elle parcourt les chemins le long de la rivière Mutine et ils débutent un herbier des sons .

Les descriptions de la nature sont époustouflantes, poétiques et entrainent le lecteur vers des rivages parfois étranges .

La communion avec l'hiver puis le printemps est intense, les rapports avec les animaux sauvages sont respectueux , l'homme est mis au même niveau sans s'imposer .

J'ai beaucoup aimé le début du roman , je lui attribuais facilement 5 étoiles mais l'histoire d'amour qui s'en suit a modifié mon ressenti, je ne l'ai pas trouvé indispensable, elle fait bifurquer les sentiments qui deviennent centrés plus sur l'humain que le reste et j'ai trouvé cela fort dommage !
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Le combat pour toutes les vies

Dans ce roman de Nature writing, Lune Vuillemin raconte la rencontre de la narratrice avec Arden et Jeff, une femme et un homme qui se battent pour sauver les animaux et leur milieu. Un combat qu'elle va partager, car il devient pour elle une planche de salut.

Au sortir de l'hiver, la narratrice décide prendre la route et d'affronter une nature encore hostile. Un voyage ressenti comme une nécessité, après la mort de l'homme à qui elle devait tout et qui travaillait à ses côtés dans une brasserie. Chemin faisant, elle croise deux personnes qui s'affairent autour d'une orignale prise dans la glace et qui vont réussir à la sortir de ce mauvais pas. Elle va alors se joindre à Arden et Jeff qui lui propose de l'embaucher dans sa ferme. Au fil des jours, elle apprend à mieux le connaître et va lui confier son histoire. Quand Jeff lui demande d'où elle vient, elle lâche: «J'aurais pu te dire que je venais de voir un homme mourir, que je n'avais pas dormi depuis deux jours parce que je faisais du stop pour me rapprocher de la côte et que je voulais voir l'océan parce que j'avais l'impression qu'il me soignerait de la mort. Peut-être que j'aurais dû te répondre Je viens d'un endroit où l'on brasse du houblon dans de l'eau, un endroit imprégné d'eau qui sent parfois l'amer, le clou de girofle et les produits d'entretien. Je travaillais pour un homme que j'aimais comme un père et qui est mort tôt un matin pendant que je dansais dans la pièce d'à côté en écoutant The Clash. J'ai ses cendres dans mon sac, chez Arden. Je ne sais pas quoi en faire, je me suis dit que l'océan ça lui plairait. Mais en fait je ne sais pas trop.»
Une confidence en entraînant une autre, Jeff va lui raconter comment il a rencontré Arden et combien elle a souffert, victime d'un frère-bourreau.
En parcourant la contrée, en cherchant à sauver des castors ou un renard, les deux femmes vont se rapprocher, se reconnaître, s'aimer. «Faire l'amour avec elle, c'est comme grimper un séquoia géant à mains nues, une fois arrivé à la cime on regarde en bas avec le vertige, surtout ne pas tomber mais surtout ne pas redescendre non plus, lâcher le coeur qui sursaute comme un animal.»
Mais est-il besoin de rappeler que les histoires d'amour finissent mal? Lune Vuillemin va en apporter une nouvelle preuve avec une écriture pleine de sensualité et de poésie. En situant la rencontre entre la narratrice et Jeff et Arden au début du printemps, elle fait communier la fin de la période de deuil et le renouveau de la nature, elle fait renaître l'espoir, sans pour autant masquer les périls qui la menace.
Ajoutant une dimension onirique à sa quête, elle réussit un roman qui s'ouvre aux grands espaces.
On pense bien sûr à Thoreau et à ses disciples américains, mais aussi aux francophones Sylvain Tesson et sa Panthère des neiges ou encore à André Bucher avec La Montagne de la dernière chance. Deux noms auxquels il conviendra désormais d'ajouter celui de Lune Vuillemin.
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu jusqu'ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Lien : https://collectiondelivres.w..
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Une jeune femme quitte ses plaines natales pour rejoindre l'océan où elle dispersera les cendres de son père d'adoption.
En chemin, elle fait la connaissance d'Arden, la femme aux doigts araignées.
Aidée de Jeff, celle-ci tient un refuge pour animaux sauvages blessés.
Dans ce grand froid canadien, la jeune femme décide de rester et de s'installer au refuge.

Quel livre magnifique.
La magie de la nature liée à la magie de l'écriture forment une roman somptueux.
Les arbres, la rivière, les animaux, les personnages, la glace, la neige....... toute une harmonie qui vit en osmose.
Le style est très personnel et d'une rare beauté.
On y sent l'amour de la nature et toute la poésie des âmes qui se rencontrent.
La rivière et le gros chêne parlent réellement, mais les mots semblent insuffisants pour traduire leur langage.
Il faut commencer un herbier sonore.
L'auteure crée une écriture rare comme on en rencontre peu souvent
Rien de commun, rien de fade, je me répète, tout est magie.
Lune Vuillemin est jeune, belle et surtout incroyablement talentueuse.
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Dès les premières pages, il y a la rencontre avec Arden et Jeff – cette grande femme aux mains d'araignée et cet homme à l'oeil de verre –, alors qu'ils tentent de sauver une orignale sur les berges d'un lac gelé du Canada. Émue par cette rencontre, la narratrice décide de les suivre et de rester avec eux dans le refuge, soignant avec eux les animaux blessés. Début d'une immersion dans la pure sensation du vivant où humains et non-humains cohabitent. La narratrice au lourd passé, dont on ne connaîtra jamais le prénom, va chercher à apprivoiser ses fêlures tout en partageant celles de ses nouveaux amis. Au contact de Jeff et Arden elle va écouter les sons de la forêt et les murmures de la rivière Babine, tentant de les interpréter.

Apprendre à voir, à entendre, à ressentir, c'est aussi nommer. le vocabulaire décrivant la nature, faune et flore, est riche, jamais lassant – noms d'oiseaux, d'arbres, termes précis adaptés au territoire – mais est exposée ici l'idée novatrice que les mots actuels ne sont pas suffisant pour décrire la nature, qu'il faut « ...inventer un dialecte du territoire, former un nouveau dictionnaire de cette chose mouvante, changeante et tenace qu'est la nature. »

Le style m'a plu avec ses métaphores et la personnification continuelle de la nature, incluant l'invisible. Les dialogues sont magnifiques, construits comme si la narratrice s'effaçait pour donner la parole et n'être plus qu'écoute, que ce soit lorsque Jeff lui raconte comment il a connu Arden ou encore quand elle entre en contact avec la foret et la rivière. On a une recherche d'un langage du vrai opposé au langage manipulateur visant à prendre l'ascendant quitte à tordre les mots.

La méditation, le rêve prennent une énorme place, favorisant la résilience, le besoin de paix. L'héroïne est dans la recherche d'une voie pour faire taire ses démons. Elle souhaite laisser partir hors d'elle les images de son ami Franck mort sous ses yeux avant qu'elle entreprenne ce voyage. Elle décrit des sensations intimes de la lutte, tout au long du récit, avec « la lumière ambrée et contre la boule de tourbe au fond de la gorge ». Les personnages, cabossés par la vie, conservent ensemble une force impressionnante, gardent l'espoir au coeur et l'élan des bonheurs d'amour.

J'ai aimé la poésie du texte, rarement un récit n'aura si bien intégré l'homme dans un tout rassemblant l'eau, la terre, les animaux, les arbres… Cela va loin parfois dans un style qui prend des risques avec la norme permettant alors de questionner, de bousculer, de créer…

La nature est un mystère à percer. La démarche est spirituelle, avec une intériorité, une prise de conscience de la souffrance animale, le besoin de réconcilier ce lien qui a été coupé ! L'autrice force le trait, utilisant une écriture envoûtante. La rivière Babine est comme un monstre, voire un dieu païen dangereux. On entre avec la narratrice dans une démarche quasi chamanique, modifiant l'état de conscience.

C'est un très beau roman. Il a du souffle, on sent la jeunesse, l'exaltation, la générosité  de Lune Vuillemin (quel prénom approprié !). A-t-elle puisé dans la mythologie autochtone canadienne pour écrire son roman ? Ni soumission à un dieu, au séculaire religieux mais retour à l'incroyable foisonnement de la vie sur terre.

Lune Vuillemin capte le paysage des grands espaces glacés de la forêt canadienne et d' espaces intérieurs dévastés. Elle possède un talent incroyable pour rendre vivant l'environnement de ces forêts glacées qu'elle connaît, elle qui a suivi des études d'arts avant de partir deux ans au Canada, à proximité du monde sauvage et dans une expérience propice aux rencontres. Elle ne se cache pas derrière les mots. Ce talent et cette sincérité méritent d'être remarqués. Il s'agit de son deuxième roman après Quelque chose de la poussière (2019).

A signaler, la très belle édition réalisée par La Contre Allée précisant que cet ouvrage a été composé en minion pro 10,5 pts sur un papier Clairefontaine bouffant 80 g. La superbe couverture est réalisée sur un papier de création, le Kingdom laid vergé 220 g. Ce soucis de la perfection ajoute au plaisir de lecture, la liseuse (pratique quelquefois) faisant un peu office de fast-food face à la haute gastronomie de la belle édition... Un tel objet participe à l'art de la littérature et a encore beaucoup d'avenir, je n'en doute pas !

J'ai lu ce roman dans le cadre de ma participation au jury Orange du livre 2024. C'est un des 20 livres de la première sélection établie lors des échanges et votes du 26 mars. Sera-t-il dans la sélection des 5 finalistes le 13 mai prochain ? En attendant cette échéance, lisez-le, et donnez moi vos arguments pour le défendre…
*****
Chronique complète avec carte, illustration musicale (chanson de Bashung...) et composition photo sur Blog Clesbibliofeel. Lien direct ci-dessous :
Lien : https://clesbibliofeel.blog/..
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« Tout me rappelle combien le sol sous nos pieds est fragile . »
L'épiphanie du monde vivant. La Canopée littéraire, un lac gelé diapason de l'Ontario.
« Quand le vent reprend son souffle, l'air se fige au-dessus du lac Petit. »
« Border la bête », entrelacs où la nature est signifiante. Sauvage et libre, elle laisse un passage à la narratrice qui va vivre un bouleversement intérieur.
Ce livre de mousse et de lichen, d'arbres et d'empreintes d'animaux, est un lever de voile essentialiste.
Le sceau d'un texte vivifiant sans le monde alentour. Celui de l'agitation, du consumérisme et de la rapidité.
L'immersion dans une littérature au ralenti, d'essences et d'envoûtement à la limite de la réalité. Puisque la terre, le ciel, la poésie arpentent cet espace, pourvoient ensemble, aux méandres des intériorités humaines.
Le refuge Alcazar, où la narratrice pressent l'utile et le salvateur, les spéculatives heures où le lac blanc, les animaux sauvages, l'hiver et son rideau d'amertume seront l'asile devenu.
L'orignale qui ferme les yeux, l'impossibilité d'une résurgence, marque le destin de cette jeune femme blessée elle aussi en elle.
Elle est ici, dans ce refuge. Avec Arden, la femme aux mains d'araignée. Jeff, un être discret, dont la seule beauté est à l'intérieur de lui. Son aura humble, attire les rais de lumière. Trois, lianes, gémellaires, fusionnels, dans cette théologale approche du monde animal, loin de toutes terres habitées.
« Je suis la trace d'un renard sur le sol blanc. Tout autour les touffes d'herbes et leur couleur de miel sombre qui se reflètent dans la glace, floutent ce territoire que j'arpente et découvre. L'absence de Frank vient habiter les espaces que nous n'avons jamais arpenté ensemble. »
« … C'est le coeur de Frank qui passe son tour c'est un dictionnaire qui cherche le mot pour décrire une orpheline avec des parents encore vivants. »
L'écriture est une voix. Tout semble alliance. Les meurtrissures comme des branches qui craquent par grand froid. Arden, dont son frère était le bourreau. Les mains aplaties, devenues araignées et pour cause. « Le rire d'Arden part au galop comme un coyote en fuite. » Résistance. On ressent la vie en veille, qui, subrepticement s'élève au rythme pavlovien des jours. Dans cette lisière où les conjugaisons ne s'apprennent qu'avec endurance, foi, et cette majestueuse complicité avec les inlassables silences. « On aurait dû appeler le printemps l'éveil. » L'apothéose des sentiments, Arden et la narratrice, l'osmose des complaintes et des berceuses végétales. On aime le dictionnaire, celui qui rassemble l'épars. Recueillir les sons, les empreintes, l'innommable, les traces comme des signes. Les paraboles à l'instar des murmures sylvestres. La mémoire du vivant, laisser le message au creux des pages. Les paysages, les bruissements, les senteurs, les non-sons, comme un abri dans un sous-bois empreint de fluide magnétique.
« Border la bête ». Tout, ici, est relié à l'âme humaine. L'altruisme, l'acuité, la quête du sens. L'apogée d'essences et de renaissance. La narratrice, larmes de neige et de solitude. Arden, l'amoureuse du présent, dans cette immense simplicité des gestuelles innées. Ne jamais confondre la nuit d'antan et ce jour boréal. Jeff et ses miraculeuses tendresses. L'herbier, l'initiation, la collecte des philosophies, macrocosme du vivant. Laisser partir les effluves des souffrances, les rêves écorchés. Faire de l'herbier, la clairière et l'habitacle. le perpétuel pour le lendemain de ceux qui viendront bouger l'aiguille du temps, aux bordures du refuge. « Colmater les interstices . » « A-t-elle dansé avec la langue maternelle, les diphtongues et les accents de la langue des prairies ? A-t-elle offert aux coyotes l'odeur du maïs et le chant des moissonneuses ? » « Je crois que j'aime pour la première fois . »
La Babine, cette rivière, l'avaleuse, parabole d'Arden, « Je rêve encore de la femme-bois-flotté. » L'édénique trame, l'altérité réenchantée. 
« Border la bête », magistrale couverture de survie. Un texte de renom qui ne sait pas encore combien les mots ont de valeur, dans nos forêts intimes. Juste né et déjà si vaste !
Lune Vuillemin, emblème des majestueuses prononciations initiatiques. le deuxième roman après « Quelque chose de la poussière » (éditions du Chemin de fer), prouve une nouvelle fois, une capacité d'écriture digne d'un génie évident. Vénérable, la frondaison littéraire. « Celle qui vous mène au refuge . »
À noter, une couverture délicate et expressive, illustrée par Renaud Buénerd, « véritable invitation à aller voir ce qui se passe par delà la colline. »
Publié par les majeures éditions La Contre Allée.
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critiques presse (1)
SudOuestPresse
12 avril 2024
Avec « Border la bête », Lune Vuillemin allie sensibilité et puissance, comme des doigts engourdis par le froid dans lesquels l'on sent recouvrer la vie.
Lire la critique sur le site : SudOuestPresse
Citations et extraits (12) Voir plus Ajouter une citation
Ton prénom (...), j'ai besoin de l'écrire autant, toujours suivi de sa virgule comme un point final qui s'incline pour te laisser passer.
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(Les premières pages du livre)
« Quand le vent reprend son souffle, l’air se fige au-dessus du lac Petit. La glace soliloque sous le ciel blanc, parfois elle grince des dents, se met à rire et sa mâchoire claque. Sa peau blanche gercée de bleu semble forte et prête à recevoir les baisers ardents du printemps. Il y a d’abord une expiration de brume sur les sapins baumiers, puis le froid bondit d’un bout à l’autre du lac à la manière des chevreuils en fuite. Le chant de la glace rencontre le rire de la sittelle. Les trembles nus se tendent la main, si blancs et lourds d’une neige glacée. Dans la forêt, le pas silencieux des biches alertes, le ventre rond d’une mésange sur une branche tordue, une petite martre baille, dents minuscules et poils hérissés par une couverture de neige fondue tombée d’en haut. Le matin pointe le long de la rivière Babine. Elle vient du nord de la vallée et rejoint le lac Petit, séparé du lac Grand par une forêt dense qui fait ricocher les bruissements d’ailes, les fracas de la neige et les silences éphémères.
Un corbeau sur une souche blanche, le bec enneigé, espiègle, regarde un peu alentour, surveille le lac Petit. Il neige, doucement et silencieusement, une neige fine et timide. Quelque chose grignote ou dépiaute, ça crépite comme un feu sec. Un groupe de trois mésanges sur une branche gigote, elles font les yeux doux à l’air piquant du matin. L’une d’elles plonge, flocon tacheté de noir, et disparaît.
Le corbeau sur sa souche, avec sa moustache de poudreuse, croasse un coup, regarde par là, pense. Haute sur ses pattes, l’orignale avance doucement. Elle traverse le matin blanc, grandes oreilles vers le ciel, narines écartées. Douceur dans le regard. La solitaire a le ventre rond, le poil épais et brun avec un cœur qui cogne en dessous, peut-être même deux. Ses longs doigts agiles évitent les roches et les branches dissimulées par la neige. Des yeux sous les pattes, elle avance confiante vers Lac Petit. La neige s’arrête, si l’on regarde bien. La troisième mésange se pose à nouveau sur la branche. Une chose indicible se déroule entre les trois petits oiseaux à tête noire. Sur la souche, en bas, au pied du sapin, le corbeau n’est plus là. Le lac chuchote sous la glace qui lui met la main sur la bouche. L’animal sur ses longues et fines jambes envisage la robe d’hiver de l’étendue d’eau qu’elle connaît bien. De l’autre côté elle longera la rivière Babine, remontera un peu vers les tourbières qui regorgent de vie, croisera quelques loutres au regard fourbe et rejoindra une autre forêt calme où l’on ne chasse pas. Y croquer les pousses de cèdres et de sapins. Le grand corbeau fend le ciel blanc, fait rebondir un chant de gorge entre les arbres. Derrière le lac, le long de la rivière aux rives recouvertes de névés, enflées comme des lèvres tuméfiées, les jeunes bouleaux ont la peau fragile.

Un ventre lourd s’abîme. Les muscles tendus dans les eaux de griffes, eaux-poignards. Des hommes aux bras fatigués ont extirpé la bête du lac blanc.
Nous restons là, à observer le cervidé exténué couché sur son flanc. Les heures tournent comme nos regards perdus, nos sourcils qui se froncent.
Sous le ventre gonflé d’angoisse et de vie qui s’affole, passer les sangles robustes. Dans le jour qui se couche, entendre les coyotes au loin et le moteur du débusqueur qui doucement soulève son treuil, sorte de poing fermé prêt à frapper la terre. Une grande femme aux épaules lourdes fait un signe à l’homme qui manœuvre le débusqueur. Il recule d’un coup sec, le moteur cale, l’orignale laisse échapper un râle.
Je ne regarde que ses yeux qui cherchent à se fermer.
Mes mains s’engourdissent de froid dans les poches de ma veste alors que l’animale est hissée vers un van à chevaux attelé à un pick-up. Elle paraît déjà morte, sa tête semble trop lourde à porter. Le treuil la dépose sur un tapis posé devant le van et les hommes aux bras fatigués aident à tirer la bête à l’intérieur.
C’est long, il faut s’y reprendre à deux fois. La grande femme aux épaules lourdes me fait signe d’entrer dans le van avec elle. Elle pose une vieille serviette de bain sur le haut de la tête de l’animale, cache ses yeux, et je l’aide à étendre une couverture sur l’orignale.
Je regarde les mains de cette femme, blanches et tordues comme des pattes d’araignées. Elle me parle avec le regard et le menton et je comprends tout, je crois. Son nez est incroyable, une falaise.
Elle sort du van, jette un regard sur l’animale, puis sur moi, je hoche la tête. Elle fait basculer la porte arrière comme un pont-levis et je me retrouve dans l’obscurité avec la bête. Je peux voir par un hublot le paysage que nous traversons. Je pétris la poche d’électrolytes avec ce qu’il me reste de force dans les mains. Je n’ai pas dit au revoir au garde forestier qui m’a conduite ici, au bord d’un lac, en lisière d’une vallée que je ne connais pas. Nous partons vers un refuge, un sanctuaire, où cette femme au nez gigantesque accueille des animaux sauvages. Chacun de mes doigts se contracte et brûle mais je continue à pétrir le sac. L’orignale ne bouge plus. Je serre les dents sur ma peur qu’elle meure avant que nous arrivions. Entre nous, le cordon ombilical. Comme ça, sans prévenir, l’hiver a décidé d’ouvrir grand la bouche. Avaler cette mère dans le calme formidable du matin.

Au refuge, le pick-up continue sur un chemin qui contourne une grange bleu-gris un peu sinistre et s’arrête plus loin sur une piste forestière. Les pneus font craquer la fine couche de gel recouvrant la terre. Le pont du van s’ouvre sur une clairière flanquée d’épinettes hautes. Le poing du débusqueur fait à nouveau glisser la bête hors du van puis la hisse au-dessus du sol avec ses gestes mécaniques.
L’homme et la femme parlent français, lui a un fort accent anglophone. Quelque chose dans sa voix à elle, comme un accent qui tente de se dérober. Une inflexion déguisée, qui me semble familière. Elle murmure un ordre sec et nos mains si petites se mettent à masser les pattes de l’orignale suspendue au-dessus de nous. Sous mes doigts la peau si dure, la peau froide et tendue, les murs d’une prison qui ne tombent pas. Des poils, longs comme mon annulaire, se collent à mes paumes. J’aimerais que mes phalanges pénètrent la chair de l’animale mais tout est si raide. Ça résiste. J’ai des poils dans la bouche. Je voudrais pleurer, je regarde les autres qui pétrissent les muscles avec force. Ils ont la même grimace au visage. Masque d’impuissance. Eaux froides du lac qui engloutissent la vie. J’essaye de chanter tout bas une chanson que j’aime mais les mots n’ont pas de sens. J’enrage et donne un coup de poing dans la cuisse glacée, l’orignale a encore les yeux ouverts mais plus rien ne semble battre sous la peau. Une tique, grosse comme un bleuet, trace un sillage dans le pelage brun. Une autre la suit, puis une autre encore. Petite meute à la queue leu leu dans les poils épais et trempés de l’orignale. Un vent désagréable se lève, personne n’a son manteau sur le dos.
La grande femme aux épaules lourdes et l’homme ne massent plus. Elle lui dit quelque chose que je n’entends pas. J’abandonne aussi et nous restons un instant tête baissée, les mains noires de crasse, de poils et de terre, les genoux qui tremblent. Sous les épinettes frissonnantes, la nuit s’en vient. Je prie pour que, cette nuit, les coyotes épargnent l’orignale.
Que personne n’ouvre ce ventre encore chaud, où un souffle respire peut-être encore. L’orignale, les yeux toujours ouverts, les membres tordus sous son lourd corps de bête des bois, garde la tête haute. Je regarde la grande femme aux épaules lourdes qui a enfilé un bonnet, elle a le visage marqué, elle pourrait avoir quarante ans, elle pourrait aussi en avoir cinquante.
Au-dessus de nous, les grands corbeaux s’exclament et hoquettent, chantent et accompagnent une vie qui part. L’homme relève la tête vers moi.
– Avec ça, on ne s’est pas présentés. I’m Jeff, this is Arden.
Je serre sa main, tout est froid, la clairière et nos peaux. Il me sourit faiblement. Sous ses yeux se dessinent des arroyos qui s’écoulent vers la joue, parfois remontent vers la source de l’œil, la paupière crevassée de fines failles qui tranchent dans la peau.
Un de ses yeux semble éteint. Il me demande si je crois en Dieu. Je lui dis que non, en tout cas pas celui auquel il pense, mais il m’arrive de prier, souvent, de m’adresser à d’autres… choses. I get that, il dit.
Nous restons là, incapables de quitter l’orignale. Je me sens fatiguée. Mes doigts sont durs, petits cailloux ocre. Personne ne prie. Je ne trouve pas les mots pour cette animale merveilleuse que nous ne parvenons pas à sauver. Arden remonte la couverture sur l’encolure de l’orignale qui a posé son énorme tête au sol. Ce geste, remonter la couverture, sans recouvrir la tête, me donne comme un espoir que l’orignale s’en sorte. Pourtant le froid s’engouffre dans la clairière, chasse les corbeaux, fait trembler ma poitrine. Arden se redresse, me dit que je peux dormir chez elle, sur le canapé. On discutera demain.
Je les suis jusqu’au van vide. Arden le referme et le décroche de l’attelage du pick-up. Jeff m’ouvre la porte passager, nous tenons à deux sur la banquette en nous serrant. Je regarde mes mains souillées et anéanties, je les rapproche de la petite bouche du chauffage qui crache sa chaleur. Fuck souffle Arden en manœuvrant pour faire demi-tour. Je regarde encore ses mains à elle. Longues et tordues, comme des pattes d’araignées. Jeff demande ce que je faisais avec le garde forestier. Je réponds qu’il m’a prise en stop une heure avant et qu’en chemin il y a eu le coup de téléphone. Il a parlé de l’orignale, m’a proposé de me laisser au premier motel mais je suis restée avec lui. Je voulais voir ça. Jeff ne demande pas où je vais mais d’où je viens. Je ne sais pas quoi répondre à ça. Une image me pénètre. J’essaye de la
chasser. Jeff n’insiste pas. Je ne sais pas quoi faire de mes réponses. Arden ne dit rien. Je re
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Les vergetures sur les cuisses, ces petits coups de griffes, je les caresse comme les marques horizontales sur l'écorce des bouleaux. Sous la peau pulse une sève chaude. J'empoigne une fesse, un souffle chaud dans la gorge, à expirer. J'embrasse son cou et il y a sa main sur mon sexe et sur mon ventre qui caresse les rebonds, les plis, les interstices, les cavités. Faire l'amour avec elle, c'est comme grimper un séquoia géant à mains nues, une fois arrivé à la cime on regarde en bas avec le vertige, surtout ne pas tomber mais surtout ne pas redescendre non plus, lâcher le cœur qui sursaute comme un animal. Deux coccinelles tracent péniblement leur chemin dans les draps. Arden voudrait les écarter alors je les fais monter sur mon index, les pose sur la table de chevet. Elle ferme les yeux et soupire longuement. p. 106-107
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Je suis la trace d'un renard sur le sol blanc. Il neige depuis hier soir. Les branches des conifères s'alourdissent et plient. L'air est figé, les flocons tombent gracieusement en mouvements circulaires à la manière des disamares d'érables sycomores. Je suis autant attiré par la beauté de ce qui vient d'au-dessus que par le mystère de l'animal passé là tantôt, dont je rêve de croiser le regard. Je m'arrête parfois pour tourner sur moi-même. M'accorder au mouvement du matin, danser cette volte, parodier la neige. Sentir qu'on fait partie du paysage autrement que par les traces qu'on laisse. Comment les animaux décriraient-ils mon odeur ? Avec quel mots les arbres parleraient-ils de ma démarche, du poids de mon corps sur le sol ?
(p.47)
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Je m’approche de la glace. Fine, elle laisse voir à travers elle l’eau sombre qu’elle emprisonne. Des sillons filiformes semblent avoir été poussés par le vent à la surface. Ils ressemblent à des anneaux de croissance sur une souche d’arbre. De petites bulles informes coagulées et enfermées dans le poing du froid. Je tapote du bout de mon gant. La glace se brise. C’est comme ouvrir une respiration dans le paysage.
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