Je ne connais pas
Valéry Giscard d'Estaing, quoique lui ayant été présenté et lui ayant serré la main à plusieurs reprises. A l'aborder, cet homme vous glace car, et bien qu'il affecte une politesse froide mais distinguée, son regard d'aigle vous jauge, vous évalue, vous détaille, en un mot vous dissèque. Vous ressentez alors un mal-être extraordinaire et surtout vous sentez le froid. Cette dernière expression n'est pas d'une tournure bien française, mais c'est elle qui me vient très naturellement.
Or, dans ce livre, on découvre un Giscard non pas différent mais autre. Giscard est un homme qu'on pourrait qualifier d'esthète supérieur. Supérieur, il l'est par son intelligence, chacun le sait. Mais son esthétisme lui fait considérer le genre humain comme inférieur au beau meuble d'un célèbre ébéniste. Un homme restera toujours pour lui inférieur à sa représentation par un grand peintre. Là réside le gros défaut du personnage, défaut qu'a percé à jour sans attendre le peuple français, décidemment fin psy.
Il s'agit donc d'un Président qui n'aime pas le genre humain, mais qui est fermement décidé à bien faire pour le genre humain ; étonnante contradiction, et si rare ! Il ne sera jamais plus vrai que dans ce livre, dans lequel il raconte par le menu son installation à l'Elysée : quel autre Président s'est autant attaché au doux ordonnancement des pièces du mobilier national ? Dans ce domaine,
De Gaulle prit ce qu'il y avait, Pompidou transforma sous l'influence de son épouse Claude, Giscard choisit et composa tout seul.
Le livre mêle problèmes d'état et réflexions personnelles, sans discontinuer, et l'on passe incontinent de la maladie de Brejnev à l'écritoire réchappé du musée des Tuileries. Lorsqu'il se rend au fort de Brégançon (d'autres bronzent sur un yacht de milliardaire, cherchez l'erreur et la dissolution des moeurs dans ses oeuvres…) il sacrifie à un rite, mais supporte mal l'aspect casematé du plafond de la salle-à-manger. Lorsqu'il se rend à Bormes-les-Mimosas, église la plus proche du fort, c'est sur l'objurgation d'Anne-Aymone de Brantès épouse Giscard : lorsqu'il nous avoue qu'il s'y ennuie profondément, ça nous le rend plus sympathique.
A l'intelligence et la recherche absolue de l'esthétisme, j'ajouterais un égoïsme abyssal, mais si cet homme n'aime pas les hommes, il n'est pas non plus sûr qu'il s'aime… Il se considère est plus juste. Sa sensibilité, à fleur de peau pourtant, ne s'éveille que pour le souvenir d'antan (relire
Verlaine) et le beau. Il fut un très grand président, mal aimé avec raison mais incompris à tort.
Lisez et relisez ce bouquin, qui a la fraîcheur que n'auront jamais les « mémoires » ordinaires.