AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
4,46

sur 641 notes
5
70 avis
4
16 avis
3
3 avis
2
0 avis
1
1 avis

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
"Vie et destin" est un grand roman russe. Par "grand roman russe", entendons, sur le modèle de Guerre et Paix de Tolstoï, un récit en prose assez long, des personnages évolutifs, des intrigues, mais surtout la rencontre de tous ces éléments avec la grande Histoire, figure du destin, du collectif et de la Nécessité. Chez Tolstoï, il s'agit des guerres napoléoniennes, chez Grossman, de la bataille de Stalingrad. "Guerre et Paix" se place au point précis où l'entreprise impériale française trouve sa limite et sa fin, "Vie et Destin" est situé à un moment comparable, pour ce qui concerne l'empire allemand de Hitler. La grandeur de ces romans, que seuls les Russes, semble-t-il, savent écrire (mais on peut lire aussi "Migrations" du Serbe Milos Tsernianski), c'est la rencontre de la vie individuelle des personnages romanesques, et du destin collectif des peuples, de la politique et de la guerre.

Le roman de Grossman est si vaste que, pour une simple chronique, on ne saurait tout dire. Pour résumer, on avancera qu'il s'agit ici, d'abord et avant tout, d'un roman, à savoir d'une fiction qui fait appel à l'imagination, invente des personnages et des situations, promène le lecteur en des lieux interdits : on assiste à de longues discussions entre internés dans des camps de concentration russes ou allemands, on voit Eichmann trinquer pour inaugurer la chambre à gaz flambant neuve que ses ingénieurs viennent de construire, Staline est au téléphone avec un physicien juif mal vu de ses supérieurs, on meurt avec un personnage gazé, on erre dans l'Ukraine affamée avec un soldat russe perdu, etc ... L'imagination romanesque construit l'histoire au niveau de chaque personnage, jusqu'à ce qu'une conversation entre un détenu et le commandant allemand de son camp révèle le sens profond de ces promenades imaginaires et littéraires d'un camp à l'autre : nazisme ou stalinisme sont deux faces de la même réalité tyrannique et sanguinaire, sont deux forces équivalentes en nature et en valeur, qui luttent l'une contre l'autre pour la suprématie. ('Liss [commandant du camp allemand] approcha son visage de Mostovskoï : "Vous me comprenez ? Je ne parle pas parfaitement russe, mais je voudrais tant que vous me compreniez ... Nous sommes vos ennemis mortels, oui, bien sûr. Mais notre victoire est en même temps la vôtre. Vous comprenez ? Si c'est vous qui gagnez, nous périrons, mais nous continuerons à vivre dans votre victoire. C'est un paradoxe : si nous perdons la guerre, nous la gagnerons, nous continuerons à nous développer sous une autre forme mais en conservant notre essence." p. 469) Qu'on se réfère au roman communiste de Malraux, "L'espoir" : l'auteur disait qu'en aucun cas, il n'aurait pu camper, mettre en scène, faire interagir et dialoguer des Franquistes. Les Franquistes, dans son roman, ne sont présents que sous la forme de lointains avions, de forces mécaniques et impersonnelles, l'humanité étant incarnée, elle, par les Républicains de gauche. Grossman procède tout autrement, et c'est justement ce triomphe du roman qui rend son livre tellement scandaleux, au plan politique, puisqu'il n'y a plus ni bons, ni méchants. On pourrait dire avec Philippe Muray, que Grossman, en échappant aux engagements idéologiques obligatoires et au manichéisme politique, "désobéit au XX°s", et le roman avec lui.

Que représentent les deux abstractions accolées, "Vie" et "Destin" ? On saisit (et c'est explicité dans les dernières pages du livre) que le destin est la guerre, à savoir la politique, l'oppression que subissent les hommes pris entre deux régimes totalitaires féroces ("La vie était horrible. Et ils surent qu'une fois la guerre terminée, la force qui les avait jetés au fond de ce trou, leur avait enfoncé la gueule dans la boue, cette force opprimerait les vainqueurs aussi bien que les vaincus." p. 514) . La vie, de son côté, s'épanouit en mille formes variées : l'herbe, les saisons, les amours, les angoisses, tout ce que les êtres humains éprouvent sur la terre. ("Pourquoi je pleure ? Comment te dire ? Je pleure parce que je vis, je pleure de chagrin parce que Slava n'est plus et que je vis... je pleure à cause de la lumière du matin : tout est si beau autour et le malheur est si grand. Pour tous, et pour moi aussi..." p. 508) Peu de lyrisme cependant (au moins dans la traduction française) : Grossman semble un écrivain marqué par sa formation de romancier réaliste socialiste, à qui tout sens de la transcendance a été ôté. En revanche, on trouve de nombreux passages pédagogiques, explicatifs, explicitant ce qu'il faut penser de ceci ou de cela, ce qui range l'auteur dans l'école des auteurs de gauche publiant pour l'édification des masses.

Voilà peu de mots, qui, je le crains, ne disent pas l'essentiel de ce roman foisonnant. J'espère au moins qu'ils inciteront certains à se lancer dans la lecture de cet ouvrage qui compte parmi les plus importants du XX°s.
Commenter  J’apprécie          344
« Pour s'implanter, le totalitarisme a besoin d'individus isolés et déculturés, déracinés des rapports sociaux organiques, atomisés socialement et poussés à un égoïsme extrême. » Hannah Arendt

Vie et destin : deux mots qui se juxtaposent dans un titre qui invite à l'universalité.
Vie et destin est un roman autour de la célèbre bataille de Stalingrad entre 1942 et 1943. Pourtant, dans cette fresque monumentale, ce n'est pas à un roman de guerre que nous convie Vassili Grossman.
Ce fut un moment crucial dans l'histoire soviétique voire mondiale, en effet la bataille de Stalingrad fut tout d'abord une sévère défaite de l'Armée rouge puis dans un second temps la victoire déterminante russe prenant à revers les forces allemandes et qui fut décisive pour le cours de l'histoire, le destin du monde et de l'humanité.
La fin de la guerre, la défaite du nazisme, la paix retrouvée, un renouveau possible, tout ceci fonda un immense espoir pour le devenir démocratique de l'URSS. Stalingrad, c'est le mythe de la grande guerre patriotique, fondatrice, qui survit encore aujourd'hui dans le désir de Poutine de réunifier la grande Russie.
Comment décrypter l'envers sombre du décor sans contester immédiatement les espoirs de justice et de démocratie puisque nous allions vers des lendemains qui chantent, même si plus tard ces lendemains déchantèrent très vite ? Dans l'histoire de la Russie, les souffrances et des humiliations d'un peuple furent effacées au profit de la gloire russe.
Écrit sous Staline, publié sous Khrouchtchev, saisi par le KGB, ouvrage séquestré, mutilé par la censure durant plusieurs années, ce livre a aussi une histoire, appartient à l'histoire. Il est vrai que Vassili Grossman n'y va pas par quatre chemins.
Ce n'est pas qu'un roman de guerre, cela ressemblerait plus à un roman à thèse, le récit de deux totalitarismes qui se sont affronté en face à face, sous deux formes de destruction de l'humanité.
Entre le nazisme d'Hitler et le bolchévisme de Staline, il y a bien une différence nous dit Vassili Grossman : d'un côté un fanatisme de race, de l'autre un fanatisme de classe. de quel espoir peut-on parler si deux régimes finissent par se ressembler tels des miroirs, se renvoyant une image effroyablement identique ? de quelle délivrance peut-on parler si à l'instant même où l'un des adversaires écrase l'autre, on s'aperçoit brusquement qu'ils sont jumeaux.
C'est cette polarité qui vient donner tout le sens du roman : cette question d'un totalitarisme partagé qui enjambe la tragédie d'un siècle de feu et de sang. Comment le XXème siècle a-t-il pu engendrer deux formes si différentes et si semblables, de totalitarisme exterminateur ? Et comment ce totalitarisme a-t-il pu se poursuivre jusqu'au XXIème siècle, jusqu'aux porte de l'Europe ? Qui en porte la responsabilité ?
Ce parallèle entre le dessein du nazisme dans son objectif d'extermination du peuple juif et le totalitarisme soviétique peut paraître hasardeux, il apparaît dès le début du texte et va porter l'ensemble du récit dans un roman choral où différentes voix parfois d'une même famille russe s'entremêlent, mais qui nous fait entendre aussi celles de soldats allemands.
C'est un très long roman qui dresse un panorama édifiant du fonctionnement de la société soviétique en nous plongeant dans l'intimité d'une multitude de personnages, tous complexes, dont les parcours entrecroisés se heurtent à l'histoire dans une période marquée par les deux grands crimes produits par le totalitarisme du XXème siècle, Auschwitz d'un côté et le Goulag de l'autre.
Le livre se déroule sur plusieurs niveaux de réalité. Au centre de l'histoire, on y trouve la famille Chapochnikov, on fait ainsi connaissance avec les deux soeurs Evguenia et Lioudmila à travers leurs destins si dissemblables, mais aussi celui du personnage de Victor Strum, physicien atomiste, théoricien de talent qui voit s'abattre sur lui le fléau d'un antisémitisme que jamais il n'aurait imaginé, tant cela paraît si absurde dans une société dite « socialiste », donc vouée au bien de toutes ses populations. J'ai aimé venir à la rencontre de ce personnage presque insaisissable, traversant le livre, traversant la guerre, se révélant à lui-même, à son destin, à l'amour de Maria Ivanovna. D'autres histoires d'amour s'entremêlent dans le désastre du monde, comme celle d'Evguenia Chapochnikov et du colonel Novikov.
Sur cette scène tragique de l'histoire mondiale, Vassili Grossman fait entendre le peuple, à travers le point de vue de quelques personnages essentiels, en nous faisant déambuler parmi chacun d'eux, capter un regard, une attitude, un geste, corps après corps, tout ceci donne le sentiment du monde, la sensation qu'on rencontre ici le monde, qu'on rencontre un peuple.
Le lecteur doit prendre son courage à deux mains et accepter de se plonger dans un océan de près de mille deux cents pages où il sera emporté comme dans un fleuve, où il se perdra, où il entrera dans des maisons, des laboratoires de physique nucléaire, des usines, dans des camps de concentration, au seuil des chambres à gaz, où il abordera le front de Stalingrad, l'emprisonnement de l'étau allemand, le huis-clos d'une maison acculée et qui résiste dans des conditions totalement ubuesques, où il sera invité à converser avec toute une myriade de personnages dont il oubliera les noms à peine la lecture achevée.
C'est une diversité des voix qui composent Vie et destin, que l'on peut voir aussi comme un roman psychologique, éclairant les ressorts de l'âme de ses protagonistes, leurs contradictions, leurs interrogations et leurs évolutions, avec beaucoup de finesse. À la question obsédante de savoir comment survivre, certains expriment le courage, d'autres l'angoisse, d'autres la lâcheté, d'autres enfin la tendresse ou l'amour… Dans un désir d'honnêteté intellectuelle qu'on peut saluer, Vassili Grossman nous livre une peinture sans concession de l'âme humaine face à la violence de l'État qui broie l'intime des vies individuelles, transformant ces vies en êtres méprisants, il va très loin dans la manière de visiter l'être humain dans ses turpitudes, mais il ne juge jamais, se contentant de dire jusqu'où celui-ci peut aller lorsqu'il est acculé, dos au mur face à la barbarie.
Montrer l'individu au milieu de la foule m'a rappelé une certaine tradition tolstoïenne de l'épopée. Même si l'histoire est centrée sur une famille en particulier, les Chapochnikov, j'ai trouvé que la difficulté du roman tenait à la profusion des personnages dont aucun n'émerge en définitive, insuffisamment creusés, j'ai déploré que les histoires d'amour ne soient pas suffisamment incandescentes pour me transporter, l'écrivain s'intéressant davantage au propos idéologique qu'il développe tout au long du livre. Des personnages entrent en scène chapitre après chapitre, leurs destins se croisent dans le fracas de la guerre et le malheur du monde : l'incompréhension, le désir de liberté, la résistance, les trahisons, les lâchetés, la prison politique, la torture, l'humiliation des procès, l'exil en camp de concentration, l'enfermement dans un ghetto, la mort. Les amours clandestines suscitées par les méandres de la guerre deviennent des citadelles fragiles. Vassili Grossman n'a pas le génie littéraire de Léon Tolstoï, malgré le désir de poser un souffle romanesque et Vie et destin n'atteint pas, selon moi, la grandeur inégalable de Guerre et Paix. La qualité littéraire du propos de Vassili Grossman manque au rendez-vous de cette immense fresque.
J'ai pourtant rencontré des passages bouleversants qui disent le sens et la dignité du roman, la lettre émouvante d'une mère à son fils blessé sur le front… Plus loin, cette femme qui mourra dans un véritable sentiment maternel, serrant tout contre elle un enfant qui n'est pas le sien mais le devient dans ce mouvement brownien qui mène une foule à la chambre à gaz… Puis tout à la fin du récit, ces deux amants qui doivent renoncer à leur liaison après la guerre, sans que le sentiment d'amour ne s'efface pour autant…
Le nazisme, c'est le mal absolu dans la quintessence de l'horreur, cela ne peut être contesté. Dire que le communisme est semblable est une démarche audacieuse. Dans cette analogie, Vassili Grossman va très loin. Dans sa genèse, le communisme était une belle idée, tout comme le christianisme : aider son prochain, mais dans une vision absolument collective. Même si à l'origine c'est une idée au service du bien, c'est le mal qui advint. de même, l'idéologie du nazisme convoquait Dieu pour justifier une forme de bien pour l'humanité. Beaucoup de personnes ne peuvent pas encore recevoir cela.
Tout ce mal qu'on fait pour tenter le bien… le combat au nom d'un bien universel fait du mal car il sacrifie l'humain, c'est le propos du livre. Mais en contrepoint de cette volonté d'un bien qui produit du mal, Vassili Grossman nous parle aussi à plusieurs reprises de bonté. À chaque fois, la bonté prend le visage d'une femme, d'une vielle femme d'ailleurs ? Faut-il y voir un signe, un message ?
Il y a encore des fulgurances de bonté possibles, malgré tout. Des endroits existent, dans les pages de ce livre, où se terre une foi dans l'humanité, malgré le mal, dans le visage de ces femmes notamment… Cette bonté privée d'un individu à l'égard d'un autre individu, parfois à l'égard d'un ennemi blessé qu'une vieille femme va nourrir, va soigner alors que la guerre a fauché ceux qu'elle aimait, une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie, cette humanité qui ne fait pas de bruit. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du bien religieux ou social, intimé, ordonné, absolu, qui se termine parfois dans le sang… J'ai aimé me laisser séduire par ce propos.
On dit que ce roman a changé une certaine vision du monde.

« L'État fasciste soutient le médiocre contre celui qui pense, l'incapable contre le talentueux. » Jeliou Mitev Jelev, le Fascisme

Je remercie une fois encore ma fidèle complice Anna (@AnnaCan) qui m'a accompagné dans cette lecture d'une oeuvre magistrale et qui ne fut pas toujours un long fleuve tranquille.
Commenter  J’apprécie          6554
Un très grand livre, qui décrit de façon exceptionnelle la seconde guerre mondiale vue du côté russe, notamment lors de la fameuse bataille de Stalingrad.
Il y a aussi quelques passages qui décrivent la guerre vue du côté allemand.
Vassili Grossman, correspondant de guerre de l'armée rouge, était au premier plan pour voir et observer ce tournant décisif de la Seconde Guerre mondiale, et ensuite l'avancée de l'armée rouge pour repousser les nazis jusqu'en Ukraine.
Il y a les comparaisons entre les camps soviétiques (Goulag)et les camps d'extermination nazis. Il y a le culte de la personnalité des dictateurs Staline et Hiltler, le poids de l'État qui peut broyer les personnalités les plus fortes, et surtout il y a ceux qui croient sincèrement à des idéaux et qui sont anéantis par le système alors qu'ils en étaient les plus ardents défenseurs. C'est souvent terrible. Mais il y a aussi le thème de l'espoir qui apparaît parfois sous les figures de l'amour, et de la bonté.
Ce livre magistral est pour moi une démonstration de philosophie politique implacable des totalitarismes du XXème siècle, et des faiblesses de la nature humaine qui les ont rendus possible.
Un très grand livre.
Commenter  J’apprécie          100
J'ai passé mon été, sous le ciel gris bleuté de Bretagne, en compagnie de «  Vie et destin » de Vassili Grossman.
Un chef-d'oeuvre de 1200 pages, dans l'enfer de Stalingrad.
l'auteur analyse, avec talent, clairvoyance et d'un trait de plume affûtée, la similitude entre la cruauté nazie et la brutalité du stalinisme. Il souligne la connivence terrifiante entre les camps d'extermination
et le goulag, entre trahison et suspicion.
Au fil des pages, le long des mots, l'écrivain dessine des personnages attachants, épris de vérité, luttant pour la liberté et débordants de tendresse. ce sont des individus , au coeur simple, transfigurés
par le souffle poétique du romancier. Ils portent en eux, l'amour du vivant et sauvent l'humanité.
cette fresque époustouflante, épique et magnifique a illuminé mes soirées estivales.
Commenter  J’apprécie          90
Né dans une famille juive, en 1905, sur une terre ukrainienne appartenant alors à l'Empire russe, l'écrivain soviétique Vassili Grossman a peu à peu pris conscience de la complexité de son identité et de l'impossibilité pour un citoyen de construire librement son destin dans un régime soumis aux dogmes totalitaires du Parti Communiste. Il est mort en 1964, à Moscou. Considéré aujourd'hui comme son chef d'oeuvre, son roman Vie et Destin, achevé en 1962, avait été aussitôt saisi par les autorités soviétiques. Il ne sera publié qu'à partir des années quatre-vingt.

Vie et Destin raconte la bataille de Stalingrad, engagée à l'été 1942 entre les forces armées du Troisième Reich et celles de l'URSS. Les combats s'achèvent par l'encerclement des troupes allemandes et leur reddition pendant l'hiver. Une victoire salutaire de l'armée soviétique ! Son retentissement inversa le cours de la Seconde Guerre mondiale. Elle reste la page la plus glorieuse de l'histoire de la Russie.

Pendant que la bataille fait rage dans le centre et les quartiers industriels de la ville, l'auteur se penche sur le quotidien des membres d'une famille soviétique et de leurs proches. Des personnages incarnant des stéréotypes de leur société, dispersés sur un territoire vaste, exposés à des destins changeants ou contrariés, et qui s'emploient à survivre.

Les profils sont bigarrés : des officiers supérieurs, au combat sous le feu allemand et marqués à la culotte par des commissaires politiques veillant au strict respect de la ligne du Parti ; un spécialiste de physique nucléaire, fin observateur de l'âme humaine, y compris de la sienne ; un vieil ouvrier aux convictions bolcheviques inaltérables, prisonnier dans un camp allemand ; une femme médecin militaire, juive, déportée en camp d'extermination et menée jusqu'à la chambre à gaz, une scène horrifiante ; d'autres femmes, plus ou moins éloignées de leur compagnon, s'efforçant de subsister en ville, en dépit des pénuries et des bombardements ; des communistes déchus de leur aura et échoués au Goulag. A noter aussi quelques apparitions d'officiers allemands, nazis zélés ou soldats fatigués.

Au travers de ces personnages fictifs et de figures historiques réelles, l'auteur trace les contours d'une comédie humaine, dans laquelle chacun s'adapte et se comporte comme en temps de paix et de prospérité (relative). Emotions sentimentales, vanités ridicules, jalousies irrépressibles, lâchetés déniées, compromissions minables : personne ne manque à ses petits travers humains courants.

Grossman avait assisté de bout en bout, comme journaliste, à la bataille de Stalingrad. Il avait ensuite suivi l'armée soviétique jusqu'à Berlin et était entré dans les camps d'extermination nazis (Treblinka). Il n'hésite pas à renvoyer dos à dos les régimes totalitaires hitlérien et soviétique, qui confisquent les libertés individuelles au profit d'une collectivité fantasmée. Il avait aussi noté les failles de leur commandement militaire : pour nourrir l'hystérie du chef suprême, on sacrifie des hommes dans des assauts sans espoir, pour en saluer ensuite l'héroïsme. Grossman avait aussi perçu les limites de ce que les communistes appellent le centralisme bureaucratique, qui implique de se conformer aux décisions venues d'en-haut, même si le bon sens et la conscience conduisent à d'autres options.

Dans le roman, le Parti reproche au spécialiste de physique nucléaire de se consacrer à des théories contraires aux principes matérialistes de Lénine et d'être imprégné d'« abstractions talmudiques ». Un relent d'antisémitisme qui n'est pas un détail de l'histoire. Dès les purges de 1937, Staline s'en prend aux Juifs, qu'il accusera plus tard de « cosmopolitisme sans racine ». le rejet des Juifs prendra de l'ampleur au début des années cinquante, lors du prétendu complot des blouses blanches. En 1953, la mort de Staline aura peut-être évité une seconde Shoah.

A l'instar de Guerre et Paix de Tolstoï, dont Grossman s'était inspiré, la lecture de Vie et Destin manque de fluidité, en raison de la diversité des sites, du découpage des scènes et du nombre de personnages. Une complexité amplifiée par la tradition russe de désigner ceux-ci tantôt par leur prénom et patronyme, tantôt par leur nom, tantôt encore par leur surnom. Une lecture très longue, mais passionnante, qui apporte un certain éclairage aux événements actuels de Russie et d'Ukraine.

Lien : http://cavamieuxenlecrivant...
Commenter  J’apprécie          601
Grande fresque dans la lignée de Tolstoï, mêlant un foisonnement d'intrigues romanesques et des considérations philosophiques sur les systèmes totalitaires. Malgré quelques passages un peu longs, la lecture est à la fois passionnante et pédagogique.

Principaux personnages : deux soeurs, Evguénia et Lioudmila Chapochnikov. Evguenia quitte son mari Krimov, un vieux bolchevik (qui sera arbitrairement arrêté), pour le colonel Novikov (qui maîtrisera de main de maître sa division de char, notamment en retardant de 8 mn leur intervention dans l'offensive) ; Strum, le mari de Lioudmila, physicien de génie, qui passera de la crainte de l'arrestation à la gloire après un appel téléphonique de Staline. Il est à la pointe de l'intelligence et du génie humain mais il est simultanément accaparé par des problèmes personnels (son amour pour la femme de son collègue), des remords dans des attitudes quotidiennes ou des questions bassement alimentaires ou matérielles.

Strum est le personnage le plus creusé. Ses questions sont celles de VG.

P 1134 : « Tous étaient faibles, les justes comme les pêcheurs. La seule différence était qu'un misérable qui accomplissait une bonne action se pavanait ensuite toute sa vie, tandis qu'un juste qui en faisait tous les jours ne les remarquait pas, mais était obsédé, des années durant par un seul péché » ;

Ce livre est un chef d'oeuvre. A relire dans 10 ans

Commenter  J’apprécie          120
Choisir un livre pour l'île déserte ? Ca me semble hors de portée. Comment dire que celui-ci est plus important que cet autre-là ? Comment sacrifier tant de livres qui m'ont étonnée, ravie, fascinée, subjuguée, qui m'ont appris des mondes et des temps que je ne connaitrai que par eux ?
Et puis… et puis j'ai ouvert « Vie et destin ». Je n'ajouterai rien à tout ce qui en a été dit, et bien dit. Il n'y a sans doute pas une seule page à oublier de ce livre. Mais j'ai été sidérée par les monuments à l'intérieur du monument : la dernière lettre bien sûr, les « gribouillages » d'Ikonnikov, l'inspection des ultimes préparatifs de la chambre à gaz, la maison 6 bis, la fin de Sofia et David, la déroute morale de Strum.
Ces moments-là laissent sans voix. Qu'y ajouter ?
Puisqu'ils disent tout, ce sont eux qui me parleraient encore sur une ile déserte. Donc, voilà, j'ai trouvé le livre que j'emporterais.
Il m'a fallu du temps : six décennies depuis que j'ai appris à lire ; pas sûr que j'aurai celui d‘en découvrir cinq autres…

PS : pour ceux qui prennent le livre pour la première fois, il y a sur la toile des sites qui récapitulent les noms des personnages et leurs liens. Je me mords les doigts d'y avoir pensé à la moitié de ma lecture seulement !
Commenter  J’apprécie          3611
Bouleversant d'humanité. Magistral.

Dans la langue la plus simple, mais la plus juste, Grossman parvient à écrire toute la profondeur du plus beau et du plus horrible chez les hommes dans la guerre. On doit évidemment citer en exemple la lettre que la mère de Strum écrit du ghetto à son fils: un adieu qui brille très humblement d'une effroyable et tragique splendeur. Et les feuillets d'Ikonnikov sur le Bien et le Mal!

Je confirme: l'un des plus grands romans du XXe siècle. Et de tous les temps.
Commenter  J’apprécie          120
Pour un lecteur acharné, il y a une vie avant et une vie après la lecture de Vie et Destin. Personne ne peut sortir indemne de cette lecture, bouleversante,
Peut-on ne pas lire VED ? Oui , même un lecteur intéressé peut pendant des années tourner autour de ce gros bouquin
sans y toucher et appréhender l'effort que l'on imagine pour aborder un tel mythe. Mais…. ; si on l'ouvre, si on met le petit doigt à l'intérieur, on tombe, on disparait car ce livre est un gouffre

Ce livre d'histoire a également sa propre histoire, longtemps interdit, il sera publié en 1983 , 20 ans après la mort de son auteur.


Il y a plusieurs manières d'approcher l'ouvrage de Vassili Grosman ;
Par l'histoire, par la littérature, ou par le message humain qu'il nous apporte

L'histoire

Il y a le coté historique, on vit littéralement la bataille de Stalingrad, moment clef dans le déroulement de la seconde guerre mondiale. Mais on assiste également à la création par les allemands de ghettos à la concentration et à l'extermination du peuple juif dans les camps de la mort on découvre également les purges de Staline en 1937 ; la vie dans les goulags En fait, on suit avec Grossman son propre parcours historique jusqu'à sa découverte de l'antisémitisme soviétique


Un monument de la littérature :
. Les romans russes ont souvent une place à part dans la littérature mondiale, du fait de leur ampleur de leur précision et du projet littéraire qu'ils développent.
La littérature Russe est une histoire de familles, et chaque auteur semble solidaire de l'ensemble des auteurs de son pays. Ce n'est pas qu'il y ait un style commun ou un message humaniste et politique commun, c'est que leurs textes sont tous emprunts d'un héritage commun qui mêle la littérature nationale et le peuple russe. 28sec
Dans cette grande famille Grossman pourrait être placé au milieu. le titre du roman est un pendant à Guerre et paix de tolstoi, et grossman cite souvent dans ce roman les autres auteurs Russes et en tout premier lieu Tchekov
« La voie de Tchekhov, c'était la voie de la liberté. […] Essayez donc un peu de faire le tour de tous les personnages tchékhoviens. […] Tchekhov a fait entrer dans nos consciences toute la Russie dans son énormité ; des hommes de toutes les classes, de toutes les couches sociales, de tous les âges »

Les personnages de Vie et destin sont également très nombreux au moins 150 parait il, ils sont regroupés autour de la famille et des amis de Strum qui est un double de l'auteur de son métier, de ses amours, de son courage, et de ses faiblesse. Certains sont à Moscou d'autres sont à Stalingrad d'autres sont dans les camps de travail dans des ghettos ou dans les camps d'extermination. le lecteur vit et souffre avec tout ce groupe pendant ces quelques années décisives, on a froid l'hiver, on suit les nouvelles du front, on est inquiet par les dénonciations et la menace d'être interrogé par la police de Staline, on subit les petites trahisons d'amis proches, on s'émerveille de la résistance au malheur de ces femmes et de ces hommes russes qui avaient tous un idéal commun
L'un des chapitres les plus bouleversant du livre le chapitre 17 ) est celui ou la mère de Strum écrit à son fils et lui raconte ses derniers jours avant son exécution ce témoignage est inspiré directement par le sort de la propre mère de Grossman.

Si Vie et destin est assez typique des grands romans staliniens dans la forme, dans le fond il est totalement différent du fait de son message humaniste.


Le message humain :
Dans le siècle de la barbarie et des désillusions, la réflexion de Grossman suit son propre parcours car il est exemplaire. En fait, grâce à l'écriture, comme son personnage Strum il arrive à la vérité .

Ecrivain de la nation russe, dans l'esprit du parti communiste, son premier grand roman, le peuple est immortel, sera même proposé pour le prix Staline , membre de l'armée rouge, il est à Stalingrad en 1942 et en juillet 44 , il entre dans les camps de concentration à peine libérés, et sera ainsi le premier à les décrire. Son récit L'Enfer de Treblinka sera utilisé lors du procès de Nuremberg
Mais Grossman est également un écrivain contestataire, sa prise de conscience des conséquences de la main de fer de Staline lors des purges de 1937, du climat politique pendant les années de guerre puis l'apparition d'un antisémitisme d'état qui se dévoile peu à peu vont effacer chez lui l'espoir d'une rédemption du régime soviétique après l'expérience de la guerre.
Dans la victoire de la Russie il retrouve une prolongation de la monstruosité du nazisme, et va faire dans son livre, la démonstration du parallèle entre les régimes nazi et soviétique qui finalement se retrouvent dans l'antisémitisme


Mais Grossman reste optimiste et nous délivre un message de bonté et de confiance dans l'homme
Plus les ténèbres du fascisme s'ouvrent devant moi plus je vois que l'humain continue invinciblement à vivre en l'homme/ même au bord de la fosse sanglante /même à l'entrée de la chambre à gaz, j'ai trempé ma foi dans l'enfer
Si encore maintenant, l'humain n'a pas été tué dans l'homme, alors jamais le mal ne vaincra.

Lien : https://www.youtube.com/watc..
Commenter  J’apprécie          130
VIE ET DESTIN de VASSILI GROSSMAN une fresque de 800 pages que j'ai dégusté pendant 2 semaines entrecoupé de la lecture de quelques nouvelles plus légères. le livre commence en 1941 à Stalingrad et se termine fin 1942 par l'encerclement de l'armée allemande et le début de la contre offensive russe. C'est la guerre racontée à travers la vie d'une famille à la manière de guerre et paix. Mais c'est surtout une interrogation sur la convergence des régimes nazis et communistes. Les camps de la mort nazis pour exterminer les juifs, la dékoulakisation par Lénine de 1920 ses millions de morts la famine et le cannibalisme qui s'ensuivit les purges staliniennes la vie quotidienne faite de contrôles permanents et de délation , les disparitions des voisins emmenés à la Loubianka et qui ne réapparaissent jamais. Terrible description de cette période. Grossman a écrit ce livre en 1960 sa parution en Europe se fera un 1980 et en Russie en 1988.
Une écriture superbe, un témoignage de l'intérieur ( grossman était journaliste et sur le front pendant la guerre) difficile de croire en l'homme après cette lecture.
Commenter  J’apprécie          100




Lecteurs (2765) Voir plus



Quiz Voir plus

La littérature russe

Lequel de ses écrivains est mort lors d'un duel ?

Tolstoï
Pouchkine
Dostoïevski

10 questions
437 lecteurs ont répondu
Thèmes : littérature russeCréer un quiz sur ce livre

{* *}