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L'empire des steppes" est un très grand livre d'histoire, datant de 1951 et irremplacé à ce jour. Son auteur,
René Grousset (1885-1952), était à la fois un grand historien, un spécialiste des arts orientaux et de l'art des steppes (il fut conservateur au musée Cernuschi) et un linguiste : il pouvait embrasser ainsi par sa culture immense l'immensité de l'espace évoqué dans son livre, l'Asie, et du temps historique concerné, de la fin de l'empire romain au XVIII°s chinois. L'ouvrage nous permet d'aborder synthétiquement l'histoire de quatre grands espaces de civilisation et de culture sédentaires : la Chine, l'Asie Centrale (ou Turkestan), l'Iran et l'Europe orientale, envahis, détruits, intégrés de force dans un état dirigé par les nomades, puis, en fin de compte, assimilant ces mêmes nomades, jusqu'à la prochaine vague d'invasion de leurs frères encore sauvages, venus des steppes et recommençant le processus. Des Huns aux Mongols, en passant par les Turcs, c'est toujours le même cycle d'invasions, de destructions, puis d'assimilation des vainqueurs, et le récit qu'en fait
René Grousset se rapproche finalement beaucoup de cette nouvelle forme d'histoire nommée aujourd'hui "histoire globale", sans l'idéologie mortifère qu'elle véhicule. Il faut noter que les empires successifs, des Huns, des Turcs, des Mongols, sont réunis par
René Grousset sous le même singulier, "
l'empire des steppes", car il existe vraiment, comprend-on, une identité nomade unique dans ses manifestations, ses stratégies et son mode de vie, ainsi que dans l'évolution politique des états fondés par ces multiples tribus aux limites flottantes. Il y a donc, au fond, un seul empire des steppes, face aux multiples civilisations sédentaires que les nomades détruisirent. On sait d'ailleurs, en ce qui concerne les Germains par exemple, que leurs identités tribales et nationales leur furent assignées par les historiens romano-byzantins, qui créaient des nations barbares à partir d'une réalité bien plus mouvante et variable (cf "Des Goths à la nation gothique").
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René Grousset a une plume de poète épique : toute cette science et cette connaissance approfondie du sujet ne se traduisent pas en jargon peu lisible, qui caractérise de nombreux historiens ou sociologues contemporains au savoir et au talent beaucoup plus limités. Son style, la perfection de sa langue, le souffle qu'on y ressent, ne sont pas des enjolivements de l'affreuse réalité de ce millénaire de massacres, mais véritablement la poésie de la guerre, le choc des volontés opposées, l'excès des passions déchaînées, la tragédie d'un destin implacable, l'énergie des grands hommes, bref ce que nous lisons et apprécions dans l'épopée depuis
Homère. Il n'y a pas jusqu'à ce procédé propre à la poésie antique, la puissance évocatoire des énumérations de noms propres, qui ne rattache la prose de
Grousset à l'Iliade ou à la Pharsale. Cela ne va pas sans lourdeur d'ailleurs, car l'auteur, écrivant en 1950, emploie la transcription des noms chinois, turcs et mongols selon les règles de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, qui les rend méconnaissables quand on a l'habitude de l'histoire chinoise écrite aujourd'hui. L'absence d'index final, de conclusion, et la mauvaise qualité des rares reproductions d'art feront préférer une autre édition que celle de poche pour l'étude. Mais ce n'est qu'un détail, vite oublié dans le torrent de noms de personnes, de toponymes sibériens, d'événements en cascade qui emportent le lecteur amateur.
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Donc "
L'empire des steppes" est un livre d'histoire à l'ancienne, datant de l'époque où l'écriture historique faisait partie des belles-lettres, et où, parmi les neuf Muses, l'une d'elles présidait à la poésie du passé.