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Fanny William Laparra (Traducteur)Edmond Jaloux (Préfacier, etc.)
EAN : 9782253098324
480 pages
Le Livre de Poche (01/01/1997)
3.98/5   468 notes
Résumé :
Tout en exerçant son métier de maçon, Jude Fawley rêve d’une vie meilleure et s’acharne à acquérir le savoir et la culture. La passion qui naît en lui pour sa cousine Sue, mariée à un maître d’école, va lui faire entrevoir d’autres horizons de bonheur et les conduire tous deux à la perdition.

Comme toute l’œuvre de Thomas Hardy –le dernier grand romancier européen du xixe siècle, disait le critique Edmond Jaloux–, ce roman est une méditation sur les d... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (53) Voir plus Ajouter une critique
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Réputé être, avec "Tess d'Urberville", son roman le plus sombre, "Jude l'obscur" permet une fois de plus à Thomas Hardy d'explorer à fond la psychologie sociale de ses personnages, dans un contexte de mutation des idées plus rapide que celle des institutions.

Portrait aussi émouvant qu'éprouvant d'une ambition avortée, "Jude l'obscur" trace la biographie fictive d'un héros qui a sans doute dû s'incarner dans un grand nombre d'individus désireux de s'extraire de leur milieu natal pour s'élever dans la société en tablant sur leurs facultés et leur espérance en un monde plus égalitaire, plus libre et plus juste.

Obscur, Jude l'est dès sa naissance.
Orphelin, enfant recueilli malmené, employé à faire fuir les corneilles dans les champs, cet émule de Gavroche et d'Oliver Twist s'accroche très jeune à une illusion brillante comme une étoile : l'idée qu'adulte il pourra étudier à l'Université et exercer une profession intellectuelle. Acharné au travail, apprenant le grec et le latin en autodidacte, il fera tout ce qu'il est humainement possible de faire pour parvenir à son but. Hélas, c'est sans compter sur la ruse et la médiocrité de son entourage. Piégé dans un mariage malheureux, Jude - homme intègre et honorable s'il en est - verra petit à petit son étoile décliner et l'atavisme social le rattraper. Devenu tailleur de pierre, Jude attache désormais tout espoir de bonheur à l'amour profond qu'il voue à sa cousine Suzanne, jeune femme moderne aux idées indépendantes et qui se rit du scandale.

"Jude l'obscur" le bien-nommé, celui qui parti de rien a tout désiré, qui de l'ombre a cheminé vers le soleil jusqu'à s'y brûler, est un personnage littéraire hors du commun qui suscite chez le lecteur une très forte empathie, voire une réelle affection. Délicat de terminer l'oeuvre sans larme à l'oeil ! La fin du 19ème siècle livre une fois encore son contexte social charnière hautement intéressant, entre traditions et idées nouvelles. L'écriture de Thomas Hardy - dois-je encore en chanter les louanges ? - donne enfin à ce récit une densité dramatique exceptionnelle, aussi riche que la philosophie et aussi profonde que la religion, une atmosphère à rapprocher définitivement de l'univers shakespearien.

Si je préfère ses romans moins noirs, je ne peux que reconnaître à Thomas Hardy une maîtrise parfaite de son métier d'écrivain, sublimée par sa grande sensibilité de poète et son inaltérable intérêt pour l'homme et sa destinée.


Challenge BBC
Challenge 19ème siècle 2016
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Sombre et tourmenté, mais aussi résolument moderne, ce roman nous emmène dans les pas et les pensées de Jude, obscur orphelin dans un obscur village anglais qui ne peut se résigner à ce qu'il perçoit comme la médiocrité de sa vie...

C'est d'abord les études qui le font rêver, et il s'acharne bravement à apprendre les rudiments de latin et de grec après ses journées de travail éreintantes. Puis, quand il comprend que les études ne veulent pas de lui comme il voudrait d'elles, c'est sa fantasque et brillante cousine Suzanne qui prend le relais dans ses rêves et ses idéaux...

Tout est compliqué pour un être aussi tourmenté et déchiré que Jude, le métier, l'amour, les institutions, la santé... de même d'ailleurs que pour sa cousine, bien plus intelligente et libre de pensées que lui, mais tout aussi tourmentée et déchirée.

Si j'ai infiniment apprécié la modernité de la critique sociale et le quasi-féminisme de l'ouvrage, ainsi que le style de Thomas Hardy, j'avoue que les tergiversations et les atermoiements sans fin des héros m'ont quelque peu agacée. Difficile de croire qu'ils veulent sortir de l'obscurité quand on voit comme ils s'y complaisent, la décortiquent et s'arrangent pour y rester ! Un peu à la façon de Solal et Ariane dans Belle du Seigneur, même si leurs histoires n'ont rien de commun.

A lire donc à la fois pour la critique sociale et l'ouverture d'esprit de Thomas Hardy, mais aussi peut-être pour se mettre en colère contre ces personnages caractérisés uniquement par leurs doutes et leurs hésitations, et du coup pouvoir avancer dans ses propres réflexions !

Challenge XIX 7/xx
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Jude l'Obscur, ce roman de Thomas Hardy m'a touché à plus d'un titre.
Jude Fawley est un enfant orphelin, recueilli par une vieille tante acariâtre vivant dans un milieu pauvre. Nous sommes dans la campagne du Sud-Ouest de l'Angleterre, au dix-neuvième siècle. Admirant l'érudition de son maître d'école, Mrs Phillotson parti à la ville, Jude grandit dans la passion du latin et du grec, avec l'espoir d'échapper à sa condition modeste, d'entrer un jour à l'université et peut-être de retrouver celui pour lequel il voue encore une admiration effrénée.
Jude grandit donc et les premières désillusions viennent comme des coups au ventre : un mariage raté avec une jeune paysanne délurée et vénale, les portes de l'université qui demeurent fermées et voilà Jude devenu maçon, tailleur de pierres à Christminster, ville qu'il admirait dans le paysage lointain, en se hissant sur la pointe des pieds lorsqu'il était encore gamin... À défaut, il restaure les balustrades et chapes des collèges où il espère encore entrer un jour.
Jude Fawley rêve d'une vie meilleure, il sait aussi qu'une cousine, Sue Bridehead, habite désormais dans la même ville que lui, cette cousine dont sa vieille tante lui a dit de se méfier, car elle était issue d'une branche familiale indigne... Mais Jude entrevoit dans ce rêve fébrile l'horizon de jours meilleurs...
J'ai aimé ce roman de Thomas Hardy, traversé, éclairé d'une écriture poétique, tout comme j'ai aimé ce que j'ai lu de lui jusqu'à présent. Il est vrai que Jude l'Obscur est un roman sombre et sans doute pessimiste. Ici l'enfance est un territoire d'une désillusion infinie, marquée par la fatalité, la quasi-impossibilité de s'extraire d'une existence de pauvreté, malgré le savoir et la culture.
Pourtant sur ce paysage austère, quelques rais de lumière viennent se poser et on s'en saisit à bras-le corps tant ils font du bien. Ainsi, je veux évoquer les trois personnages qui forment l'ossature du texte et qui sont magnifiques : Jude Fawley, sa cousine Sue Bridehead et Richard Phillotson, le maître d'école. Ce sont des personnages qui inspirent l'empathie et la compassion, le propos de Thomas Hardy nous y invite. Déchirés ils le sont aussi terriblement, comme Jude Fawley entre ambition et faiblesse, comme Sue Bridehead, dans ses inlassables contradictions, comme tous deux bousculés dans les forces qui s'opposent à eux, les façonnent, comme s'ils avançaient à contre-courant de vents contraires... C'est comme une barque en perdition, une tragédie inscrite par avance...
Et puis, Jude l'Obscur est une belle et douloureuse histoire d'amour entre Jude et Sue. On voudrait croire cet amour indestructible, malgré les conventions, les lois morales, malgré le jugement des autres, celui des femmes dévotes, celui des hommes rustres qui méprisent la beauté de l'art, ces gens qui voient de travers...
Leur franchise, leur candeur à tous deux, peut-être les desservent, mais leur histoire m'a touché. La morale des autres fait d'eux des malheureux. Parce qu'ils ne sont pas comme les autres, ne vivent pas comme les autres, ne pensent pas comme les autres...
Jude l'Obscur est sans doute l'un des romans les plus sombres qu'ait écrit Thomas Hardy. Mais, au fond, qui est obscur, Jude l'innocent dans ses espoirs universitaires, ses désirs d'amour, ou bien cette société victorienne qui juge et condamne sans comprendre ?
J'ai aimé le regard moderne et lucide que pose Thomas Hardy sur la société dans laquelle évoluent les personnages entiers et démunis de ce récit, pamphlet virulent contre le mariage, les croyances religieuses, l'opinion publique. Ce livre était-il si dérangeant, avait-il une longueur d'avance, quand on sait qu'à sa publication en 1895, l'évêque d'Exeter le fit brûler publiquement ?
Peut-être pour cela, cette histoire tient-elle encore une portée universelle ?
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Tu m’étonnes que la bonne société victorienne a reçu cet obscur de Jude avec dédain, toute hoquetante de stupeur outrée dans ses corsets bien serrés au vu de ce scandaleux opus qui met à mal toutes ses certitudes immémoriales en questionnant avec vigueur le bien fondé des conventions sociales de l’époque : la place des sachants bien nés dans les lieux d’instruction, la bienséance du clergé , le rôle de la famille et surtout, surtout, l’institution du mariage, au cœur de ce roman noir et subversif.

C’est en effet bien habile de la part de Thomas Hardy d’en avoir orchestré la lourde remise en question par le biais de la romance tragique, car il faudrait être de pierre pour ne pas être touché au cœur par la destinée tragique de Jude, le simple campagnard qui se rêva clerc, puis moine et qui, ayant échoué à s’élever au-dessus de sa condition par la science et la religion, se perdra dans l’exercice d’un amour noble et pur qu’il eut voulu affranchi des lois séculières.

Si Hardy excelle autant que dans « Tess d’Urberville » à dépeindre les lieux, plus urbains que ruraux cette fois-ci, c’est surtout par la densité des personnages qu’il nous tient au collet de cette sombre histoire :
Jude a beau être d’une naïveté confondante (j’avoue au passage avoir été désarçonnée de voir un homme tenir le rôle de l’innocence habituellement dévolu aux jeunes filles dans les romans du 19ème), c’est un personnage d’une intégrité telle que l’on ne peut s’empêcher de frémir d’empathie et d’indignation aux injustices qui lui sont faites.
J’admire la subtilité de l’auteur quand il en fait le jouet des manipulations contradictoires de ses femmes : Sue, être de conviction solaire, vibrant, versatile, tout en esprit, à l’opposé d’Arabella la tellurique, faite d’une glaise grossière, vénale et pauvre d’âme.
Un dernier mot pour le personnage de Phillotson, l’autre mari de Sue (quand je vous dis que le mariage passe un mauvais quart d’heure dans ce roman !) qui fait preuve, au moins un temps, d’une ouverture d’esprit dans l’adversité conjugale tout à fait stupéfiante pour l’époque.

Un sombre roman qui, s’il m’a un tout petit peu moins transportée que « Tess », m’a donné le même plaisir des mots tant la prose de Thomas Hardy est belle et passionnée.
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Attaqué sur un coup de tête, parce que j'avais envie de me plonger dans de la littérature dite abusivement "classique" et de voyager un peu dans le temps, à la fois d'une histoire en décalage avec mon époque, mais aussi pour raviver les souvenirs nostalgiques de mes jeunes années de scolarité.

Je ne m'étais plus frotté à ce genre de littérature depuis mes études. Mais cette fois-ci, ce serait uniquement pour mon plaisir : libéré de toute coercition, pas d'examens à terme et SURTOUT, pas de vivisection scolaire du texte (vous savez, ce décorticage institutionnalisé qui tue dans l'oeuf l'éventuelle étincelle d'intérêt que toute jeune personne scolarisée pourrait porter à la littérature et ses bienfaits sur l'âme ?...).

Mon premier et dernier contact indirect avec Thomas Hardy remonte à la vision du beau film que Polanski avait tiré de "Tess d'Urberville".
J'avais été à la fois sous le charme de l'interprète principale (l'evanescente Nastassja Kinski) et de la mise en scène académico-venimeuse de Polanski.

Roman initiatique, description d'illusions perdues et d'amours déçues, on suit le récit à la troisième personne de Jude Fawley, orphelin d'extraction modeste et rurale dans l'Angleterre du milieu du XIXe siècle.
De son plus jeune âge jusqu'à l'âge adulte, c'est une description très émouvante de la vie d'un homme plein de bonne volonté mais très naïf, qui tente de s'extraire de sa condition par l'étude, puis par la religion mais qui se retrouve le bec dans l'eau à chaque tentative jusqu'au déchirant final.

L'auteur ne s'attarde jamais pesamment ni sur les descriptions psychologiques, et encore moins sur des détails de l'environnement social ou physique des personnages.
L'univers dans lequel évoluent les personnages de Thomas Hardy semble aller de soi, la lecture n'est pas entravée par une expression ampoulée, mais au contraire rendue fluide et agréable par un style qui donne l'impression... qu'il n'y en a pas.
Ce qui ne veut pas dire que le roman adopte un point de vue clinique et distant, sans chaleur humaine : on n'est pas dans une approche sarcastique du milieu et des personnages qui y évoluent.

Lire ce roman est un bonheur, en tourner les pages un ravissement (impressions qui ont moins à voir avec le contenu en lui-même - somme toute férocement fataliste, qu'avec mon propre étonnement éprouvé à en être scotché) : la langue est classieuse mais très abordable.

Il y a très longtemps que je n'avais pas été emporté de la sorte par un roman dont le sujet n'invite a priori pas un lecteur comme moi à se délecter, dégoûté que je fus par les lectures imposées de mes années lycée (telles que "Le rouge et le noir" ou "L'éducation sentimentale", traumatisants souvenirs ceux-là !...).
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Citations et extraits (115) Voir plus Ajouter une citation
Se trouvant le point de mire de tous ces gens curieux et railleurs, Jude n'était pas disposé à reculer devant une déclaration franche dont il n'avait aucune raison de rougir. Bientôt il se sentit poussé à dire d'une voix forte à la foule qui l'écoutait:
- "C'est une question difficile mes amis, pour tous les jeunes gens -- question à laquelle je me suis attaqué, à laquelle de milliers d'autres réfléchissent actuellement, en ces temps nouveaux. Doit-on suivre aveuglément la voie dans laquelle on se trouve, sans considérer ses dons personnels, ou, au contraire, réfléchir aux aptitudes, aux goûts que l'on peut avoir, et changer la direction de sa vie? C'est ce que j'ai tenté de faire et j'ai échoué. Mais cet échec ne prouve pas que j'ai eu tort, je ne saurais l'admettre. De même qu'un succès n'aurait pas prouvé que j'avais eu raison : c'est ainsi pourtant que nous jugeons souvent de ces efforts, non d'après la valeur essentielle, mais d'après leur résultat accidentel. Si j'avais fini par devenir un de ces messieurs en rouge et noir que nous voyons descendre là-bas, tout le monde aurait dit : "Voyez comme cet homme à sagement agi en suivant son penchant naturel!" Mais, n'ayant pas fini mieux que je n'ai commencé, on dit : "Voyez comme ce garçon a stupidement agi en suivant un caprice de son imagination."
"Pourtant ce fut ma pauvreté et non ma volonté qui dut se résigner à la défaite. Il faut deux ou trois générations pour accomplir ce que j'ai essayé de faire en une seule; mes impulsions, mes passions, mes vices -- devrais-je peut-être les appeler -- étaient trop forts pour ne pas entraver un homme sans ressource; il m'aurait fallu un sang de poisson et un égoïsme de porc pour avoir vraiment chance de devenir un personnage important! Vous pouvez me tourner en ridicule -- j'y consens volontiers -- j'y prête sans aucun doute. Mais si vous saviez par quoi j'ai passé ces quelques dernières années, vous me plaindriez plutôt. Et s'ils savaient, -- il indiquait d'un geste de la tête le collège où arrivaient les hauts personnages -- ils en feraient peut-être autant.
- " Il a vraiment l'air malade et à bout de forces", dit une femme.
Le visage de Sue exprimait son émotion, mais elle était tout contre Jude et cachée par lui.
" Je me rendrai peut-être utile avant de mourir comme exemple effrayant de ce qu'il ne faut pas faire, sorte d'illustration d'une histoire édifiante", continua Jude, non sans une certain amertume, bien qu'il eût commencé avec sérénité. "Je ne suis après tout qu'une victime méprisable de cet esprit d'inquiétude morale et sociale qui fait tant de malheureux à notre époque.
- Ne leur dites pas cela", murmura Sue en larmes, comprenant l'état de Jude. " Ce n'est pas ce que vous êtes; vous avez lutté noblement pour vous instruire et seul les âmes les plus basses pourraient vous blâmer."
Jude changea l'enfant de position pour se reposer la bras et conclu:
" Est-ce que vous voyez, un homme pauvre et malade, n'est pas ce qu'il y a de pire en moi. Je tâtonne dans le noir, j'agis suivant mon instinct, sans suivre de modèle. Quand je suis venu ici, il y a huit ou neuf ans, j'avais tout un stock d'opinions arrêtées, mais elles sont tombées une à une et plus je vais, moins j'ai d'assurance. Je me demande si j'ai maintenant d'autre règle de vie que de suivre les inclinations qui ne peuvent nuire ni à moi, ni aux autres, et de faire plaisir à ceux que j'aime. Voilà messieurs, vous vouliez savoir ce que je devenais, je vous l'ai dit. Puisse cela vous être utile! Je ne puis m'expliquer plus longuement ici. Je vois bien qu'il y a quelque chose de faux dans nos formules sociales : pour le découvrir, il faudrait des hommes ou des femmes plus clairvoyant que moi -- si même ils peuvent y arriver de notre temps --" car, qui sait ce qui est bon pour l'homme sur terre? et qui peut dire à un homme ce qui existera après lui sous le soleil?
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Les sillons encore frais ressemblaient aux lignes d'une pièce de velours côtelé toute neuve et donnaient à cette vaste étendue un aspect mesquinement utilitaire. Tous les accidents de terrain avaient disparu ; plus la moindre trace d'histoire : ne restait que celle des quelques derniers mois. Et pourtant à chaque motte de terre, à chaque pierre, s'attachaient des souvenirs innombrables - échos des chansons entendues lors des moissons passées, paroles échangées, faits et gestes audacieux. Sur chaque pouce de terrain, combien n'y avait-il pas eu de manifestations d'énergie et de gaieté, de jeux brutaux, de querelles ? Sur chaque mètre carré, des groupes de glaneurs s'étaient courbés au soleil. Les mariages d'amour qui avaient peuplé le hameau voisin s'étaient noués ici, après le dernier coup de faux et avant la rentrée des blés. Sous la haie qui bordait le champ, des filles s'étaient données à des amoureux qui n'avaient même plus tourné la tête pour leur accorder un regard à la moisson suivante ; dans les blés, plus d'un homme avait fait des serments d'amour à une femme : après le mariage, au temps des semailles le printemps suivant, la voix de cette même femme l'avait fait tressaillir par son ton aigre et autoritaire. Mais de tout cela, ni Jude, ni les corbeaux qui l'entouraient, n'avaient cure : ils ne voyaient là qu'un terrain dénudé, bon champ de travail pour l'un, bon grenier de provisions pour les autres.
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Le gamin se tenait au pied de la meule et, toutes les deux ou trois secondes, faisait résonner son claquet ou sa crécelle. A chaque coup, les corbeaux cessaient de picorer et s'élevaient lentement, battant avec lourdeur l'air de leurs ailes luisantes comme des cottes de mailles, puis tournoyaient en le regardant avec circonspection et enfin recommençaient leur repos à distance respectueuse.
Il secouait si bien son claquet que son bras lui faisait mal et, à la fin, il sentit en son cœur une grande sympathie pour les désirs contrariés des oiseaux. Il lui semblait que, comme lui, ils vivaient dans un monde hostile. Pourquoi les effrayer ? Ils prenaient de plus en plus à ses yeux l'apparence de doux amis, de protégés - les seuls amis auxquels il inspirât un semblant d'intérêt, car sa tante lui avait souvent dit qu'elle ne souciait pas de lui. Il cessa son vacarme et les oiseaux s'abattirent sur le sol.
" Pauvres petits chéris ! dit Jude tout haut. Vous aurez à dîner, je le veux. Il y en a assez pour nous tous. Le fermier Troutham peut supporter de vous en laisser un peu. Mangez donc, mes chers petits oiseaux, régalez-vous !"
Ils mangeaient en effet, petites taches noires sur la terre brunâtre, et Jude se réjouissait de leur appétit. Un fil magique de camaraderie les unissait à lui : leurs vies chétives et mélancoliques ressemblaient fort à la sienne.
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Jude sortit, conscient plus que jamais de l'inutilité de son existence ; il s'étendit sur un tas de litière près de l'étable à cochons. Le brouillard était alors devenu plus léger et laissait deviner le soleil. L'enfant tira son chapeau de paille sur son visage et rêvassa, en regardant par les interstices cette clarté blanchâtre. Il voyait que l'âge apporte des responsabilités. Les évènements ne s'enchaînaient pas comme il l'aurait pensé. La logique de la Nature était trop horrible pour qu'il s'en souciât. L'idée que ce qui était compassion envers certaines créatures devenait cruauté envers d'autres détruisait tout sentiment d'harmonie. Il s'apercevait qu'en grandissant on se sentait au centre de la vie et non sur un point de la circonférence comme lorsqu'on est petit : cela lui donnait le frisson. Tout autour de lui, il semblait y avoir des choses brillantes, éclatantes, assourdissantes ; ces lueurs et ces bruits frappaient cette petite cellule qui sécrète la vie, la secouaient et la brûlaient.
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Troutham avait attrapé sa main gauche dans la sienne et, faisant tournoyer à bout de bras son petit corps frêle autour de lui,frappait sa partie postérieure avec le plat du claquet. Le champ résonnait de l'écho des coups qu'il administrait. (...) Le bruit de l'instrument se propageait à travers champs, jusqu'aux oreilles des laboureurs éloignés (...); il parvenait même à travers le brouillard jusqu'à la tour de l'église flambant neuve pour laquelle le fermier avait généreusement souscrit, voulant ainsi témoigner de son amour pour Dieu et son prochain.
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