Yama Loka Terminus : tout le monde descend !
N'oubliez rien à votre place, et prenez garde à l'espace entre le marchepied et le quai. Si vous voulez mon avis, prenez garde surtout à ce que vous trouverez dehors parce vous voilà rendus à Yirminadingrad et pour le voyageur imprudent, Yirminadingrad a de quoi surprendre !
Pour commencer, cette ville-fantôme d'Europe de l'Est, sise en bordure de la mer Noire, ne figure sur aucune de nos cartes (et pour cause c'est une pure création née dans l'imaginaire fertile de messieurs Henry et Mucchielli).
Pas le moindre "Guide du routard", nulle page wikipédia pour vous aider à planifier votre séjour : l'aventure c'est l'aventure, comme dirait l'autre.
Et si une chose est sûre c'est que les deux auteurs, avec leur langue un peu déroutante, leurs ellipses à gogo et leur agrégat de textes courts, tarabiscotés, jetés là comme dans l'urgence avec un minimum d'informations contextuelles, ne vous faciliteront pas la tâche !
Remarque : le terme d'agrégat, utilisé ci-avant à dessein, est à prendre au sens "d'assemblage hétérogène de substances ou d'éléments adhérant solidement entre eux".
En effet, HÉTÉROGÉNÉÏTÉ (des intrigues, des atmosphères, des personnages) et SOLIDITÉ de l'ensemble me paraissent être deux maîtres mots de ce recueil de nouvelles sans véritable structure, qui se découvre par strates successives mais qui finit par présenter une certaine unité malgré la diversité des récits et des procédés stylistiques employés.
Fin de la remarque.
Ici les divers narrateurs ne se côtoient ni ne se connaissent pas. Ils n'ont pour seul point commun que de vivre à Yirminadingrad, à une époque que l'on situe - un peu au hasard - dans un futur relativement (?) proche.
Chacun d'entre eux, en nous livrant un témoignage, une anecdote, un souvenir ou le compte-rendu d'une (més)aventure survenue en ville, lève une partie du voile qui recouvre la mystérieuse cité...
Se dessine alors une ville grise et cosmopolite, un sombre "marécage de béton" façonné par la guerre, la dictature politique, les tensions religieuses, les inégalités sociales et économiques.
Bien sûr, parmi les 21 textes proposés qui entremêlent dystopie, anticipation et politique-fiction, certains m'ont convaincu plus que d'autres... Même si je dois reconnaître n'avoir pas toujours tout compris, l'ensemble me laisse néanmoins sur une bonne impression : celle d'avoir pénétré un univers complexe, déconstruit, fragmentaire, et de m'être finalement pris au jeu d'une prose originale et inventive, riche en néologismes, hors des sentiers battus.
Y'a pas à dire,
Léo Henry et
Jacques Mucchielli ont deux jolies plumes, et de la suite dans les idées !
Je crois d'ailleurs les avoir un peu démasqués derrière l'un de leur personnage, écrivain-cinéaste du futur, alors en pleine réflexion créatrice : "Je me dis que je pourrais intégrer une scène comme celle-ci à un moment donné. Personnage inquiétant, intrusion absurde : je ne suis pas obligé de lui donner un sens. Ce serait un passage tout à fait gratuit, afin d'augmenter le stress du ludateur. Il ne saurait pas d'où ni ce que ça veut dire. Il espérerait avoir la solution plus tard. En attendant, il aurait juste gagné une petite frayeur. [...] Ou bien un truc similaire, un cinématique d'horreur à la première personne, assez parano. le personnage principal est propulsé dans un noeud de fictions semi-aléatoires, dont il ne peut s'échapper qu'en comprenant leurs logiques narratives... Comme tout se passe en même temps et en realtime, tu ne connais jamais qu'un bout de l'histoire, en fonction des pistes que tu choisis de subir. Virtuellement, tu peux recommencer à l'infini et vivre un nouveau truc à chaque fois."
Et notre narrateur au discours abscons de conclure : "Qui a dit à dit que l'errance menait quelque part ? Qui a dit que les histoires devaient forcément se résoudre ? Ça pue l'arnaque à plein nez, si vous m'en croyez."
Voilà qui est, je trouve, assez représentatif de l'étrange recueil que Babelio et les éditions Dystopia m'ont gentiment fait parvenir, accompagné d'un chouette ensemble de marque-pages ! Grand merci à eux.
De ce que j'ai compris, cet ouvrage quasi expérimental est le premier d'une tétralogie, et il s'inscrit dans un de ces projets artistiques plus vastes dont les auteurs de science-fictions sont si friands.
Alors qui sait, si nous sommes déconfinés un jour, peut-être aurai-je l'occasion de revenir traîner du côté de Yirminadingrad ?