" Les Groenlandais de souche estiment qu'il faut renouer avec la culture ancestrale inuite, celle des tatouages sur le visage, celle de la chasse, de la pêche. Or, beaucoup de personnes, et surtout les jeunes, n'arrivent pas à s'identifier à cette conception monolithique de la culture groenlandaise parce qu'ils sont autant Groenlandais que Danois, parce qu'ils ne parlent plus le groenlandais [une langue inuite], parce qu'ils sont influencés par d'autres cultures, parce qu'ils veulent s'ouvrir au reste du monde plutôt que se replier sur eux. Nous n'arrivons pas à choisir ce que nous voulons être et l'on finit par se sentir étranger sur le territoire du Groenland, tout comme sur le territoire danois. "
Cette déclaration de
Niviaq Korneliussen rend compte du malaise d'une jeunesse urbaine groenlandaise qui ne se reconnaît pas dans le discours nationaliste ambiant et qui cherche sa place dans le monde.
Cette jeunesse qui revendique une tolérance identitaire se bat également contre les tabous autour de la sexualité et la jeune autrice de ce roman porte un discours queer et féministe qui a dépassé les frontières du Groenland.
Dans ce roman choral, elle met en scène les métamorphoses croisées de cinq jeunes (deux lesbiennes, un homosexuel , une bisexuelle et une transsexuelle) qui vont faire éclater les préjugés en assumant une sexualité différente.
Le premier portrait est celui de Fia qui vit à Nuuk, capitale du Groenland, avec Piitaq, un compagnon attentionné mais qui ne lui apporte pas le bonheur espéré. Elle décide alors de le quitter pour se mêler à des fêtes interminables où la consommation d'alcool est effrénée.
La découverte de nouveaux partenaires ne suffit pas à la satisfaire, ce que
Niviaq Korneliussen exprime sans le moindre artifice, utilisant une langue crue et singulière, mélange de français et d'anglais pour la traduction mais initialement en groenlandais, danois et anglais.
"Fièrement, il exhibe sa foutue queue-saucisse. Je pense : Is that something to be proud of ? Je ne peux rien dire de bon de notre aventure, et puisqu'il est tellement saoûl, je ne simule même pas mon orgasme, comme je l'ai si bien appris."
L'excellente préface qui présente le roman fait l'éloge d'une écriture qui utilise divers modes de communication ( narration classique, réseaux sociaux, téléphone, lettres, journal intime) pour exprimer les tensions d'une génération qui cherche à se libérer d'une pression sociale et politique.
Elle compare également la prise de risque nécessaire pour chacun s'il veut trouver son identité à la prise de risque d'un monde colonisé pour s'affranchir de son passé.
" On est Groenlandais quand on est alcoolique, on est Groenlandais quand on bat son conjoint, on est Groenlandais quand on maltraite des enfants, on est Groenlandais quand on a été victime de maltraitance comme enfant, on est Groenlandais quand on a pitié de soi-même, on est Groenlandais quand on a peu d'estime de soi ", déclare Inuk, l'un des personnages.
Cette critique virulente de ses compatriotes s'accompagne d'une injonction à prendre ses responsabilités : " Cesse de t'apitoyer comme ça sur toi-même, tu n'es pas à plaindre. Enough of that postcolonial piece of shit."
La corrélation entre ces deux formes d'auto-apitoiement, au niveau national comme au niveau individuel, révèle une lucidité rare chez cette autrice qui avait 23 ans lorsqu'elle a écrit ce livre. Son analyse politique trouve écho dans les conditions de grande pauvreté d'une partie de la population chez qui l'alcoolisme, la violence, l'inceste et le suicide représentent un taux important.
Ainsi les personnages du roman ont été victimes de ces situations dès l'enfance et, malgré un sentiment de culpabilité ou de dépréciation, tentent d'échapper à une forme de fatalisme en trouvant leur propre identité.
Dans la peinture de cette jeunesse connectée qui vit au rythme des Foo Fighters ou de Rihanna et qui a souvent la gueule de bois, il y a aussi le désir de ne plus se satisfaire d'une hétéronormativité trop restrictive et la tentation pour chacun de trouver sa voie, et surtout le bonheur. La décision de la soeur de Sara de donner un prénom épicéne à son bébé témoigne d'une évolution dans l'approche de la question du genre.
La conclusion n'est sans doute pas aussi originale que ce court roman , mais semble-t-il plutôt universellement partagée.
"Je pense que la vie contient beaucoup de défis, mais que les petits miracles de l'amour vaincront toujours."