Il y a quelque chose d'autre qui est plus essentiel et tout à fait caractéristique du lieu qui nous intéresse, c'est l'aspect sous lequel apparaît, vue d'ici, la production. Elle pèse sur les âmes comme une sombre destinée. Tandis que dans des climats mieux situés, on considère avec attention son cours naturel et on cherche à le réguler, sinon à le briser, dans ces greniers on parle d'elle en chuchotant et avec fatalisme, comme si c'était le destin. On me dit : " Depuis trois à quatre semaines, les licenciements ont molli, mais il n'arrive pas de propositions nouvelles." Ou bien : " Les gens jeunes et vigoureux ont bien plus de chances que les vieux." Ou encore : " Chez les orfèvres, pour lesquels il n'y a pas de demande, le chômage dure souvent trois ans et plus ; pour les plus favorisés il va de six semaines à trois mois." Des constatations qui relèvent purement des sciences naturelles, sans un mot de critique qui, ici, de toute façon, serait déplacée. Il en est ainsi et il doit donc en être ainsi. La soumission apathique aux aléas de la conjoncture est vraiment un caractère propre des bureaux de placement. Ici, où derrière la production toute puissante on vivote, les catégories qui ont élevé celle-ci au rang de phénomène naturel et inéluctable brillent encore de leur ancien éclat. Ici la production est encore une idole et il n'y a rien au-dessus d'elle.
Le bureau de placement est à un bureau classique ce qu'est l'allocation chômage par rapport à un salaire ordinaire. Il est généralement situé de façon moins favorable qu'un lieu de travail normal, on remarque ainsi, à l'espace qu'il occupe, que la société ne l'a cédé aux gens sans emploi que contrainte et forcée. Son installation dans un bâtiment spécifique, par exemple une ancienne école, donne déjà presque l'impression qu'il constitue une exception. Le chef d'une agence récemment créer pour les chauffeurs, pilotes, etc. regrette devant moi que son bureau soit aussi mal situé. Dans l'intérêt même de l'agence, car les employeurs ne passent pas volontiers dans un cartier où il faut redouter de laisser sans surveillance dans la rue une voiture souvent coûteuse. De fait, les environs immédiats sont peuplés de figures patibulaires et ne constituent pas un séjour approprié pour les carrosseries de luxe. D'autre bureaux de placement sont établis à l'arrière de grands complexes de bâtiments. L'un d'eux, où l'on propose des emplois dans la sidérurgie, s'est vu accorder une place dans des lieux extrêmement sombres. Pour y accéder en partant de la rue, on doit parcourir deux cours, situées entre des murs de briques maussades. L'oppression causée par les masses de pierres s'accroît encore du fait qu'on travaille toujours à l'intérieur des bâtiments. À la fin, on ne sait plus du tout où est la rue. Le bureau de placement lui-même se trouve au troisième étage, tout au bout de cet univers tortueux, et n'est pas sans ressembler à un pays de cocagne à l'envers, lorsqu'il faut se frayer un chemin interminable jusqu'à lui à travers les odeurs de cuisine d'une cantine populaire. Il donne l'impression d'un grenier relégué dans les arrières, impression tout à fait justifiée. Les chômeurs, eux aussi, attendent à l'arrière de la production actuelle. Ils en sont éliminés comme des déchets, ils en sont les restes incompressibles. L'espace qui leur est attribué sous la pression des circoustances ne peut guère avoir d'autre aspect qu'un cabinet de débarras.
Les énormes colonnes lumineuses en verre, les surfaces multicolores et inondées de clarté des enseignes de cinéma et, derrière les vitres miroitantes, le chaos des tubes de néon qui brillent, lancent une attaque groupé contre la fatigue qui vous brise, contre le vide qui pousse à fuir à tout prix. Ils surgissent, ils tapent, ils cognent sur la foule avec une brutalité de déments. C'est un scintillement infini qui, bien loin d'être au seul service de la réclame, trouve en lui-même sa véritable fin. Mais rien ne bouge ni ne tournoie avec la même paix qu'à Paris où les réclames lumineuses se contentent de métamorphoser en jaune, en rouge et en lilas les modèles qu'elles ont assimilés. C'est bien plutôt une protestation flamboyante contre l'obscurité de notre existence, une protestation de la soif vitale, qui, de façon quasi spontanée, débouche sur un ralliement désespéré à l'industrie du divertissement.
Les tables et les chaises sont dépourvues du caractère sédentaire qui leur est imposé dans les pièces d'habitation. Leur signification est méconnue des visiteurs qui les dérangent sans cesse. Dès que ces derniers sont entrés, ils se dépouillent des signes de leur dignité sociale et se transforment en nomades vagabonds. Comme les termes des mots croisés, ils se dressent les uns à côté des autres, à la fois semblables et isolés.
Tels des ports minuscules d'où on peut prendre le départ, les bar constituent des avancées dans le continent des villes du Sud. Les éléments d'une existence stable y sont amarrés sans égard à leur rang, les structures des palais ne résistent pas aux reflets déformants des miroirs. Ainsi celui qui quitte le port perd le sens des proportions de la vie qu'il laisse derrière lui. Elle se brise pour lui en morceaux isolés, à partir desquels il peut improviser les fragments d'une autre vie. La valeur des villes se mesure au nombre des lieux qu'elles réservent à l'improvisation.
Ce n'est pas pour rien que les révolutions sont parties des faubourgs. Il leur manque le bonheur, l'éclat sensible.
Celui-ci se répand sur le monde supérieur des boulevards, au centre de la ville. La foule qui les hante est bien différente de celle de la périphérie. Ce ne sont ni un but ni heure précise qui déterminent son mouvement ; elle s'écoule sans arrêt. Les palais assombris, dont l'image persiste plus longtemps, ont de la peine à les poussées des hommes et des autos par la force de leurs belles proportions. Personne n'a imaginé le plan en fonction duquel les divers éléments qui composent ce spectacle animé gribouillent le tohu-bohu des lignes sur l'asphalte ; en vérité un tel plan n'existe pas, les destinations sont enfermées dans les particules isolées, et c'est la loi de la plus petite résistance qui détermine la direction des courbes.
Derrière le miroitement des vitrines, le nécessaire se mêle avec le superflu, lequel serait plus nécessaire pourtant s'il ne s'étalait pas avec démesure.
La notion de « flux de la vie » chez Kracauer : entre philosophie et théorie du film -