Encourage par Bobfutur et Booky je suis parti a la recherche de Krzyzanowski et ce petit livre est le premier que j'ai reussi a degotter.
Trois recits ou coule la Volga. Comment ca, la Volga? Mais pas du tout, il y a erreur, cela se passe a Moscou, et a Moscou, c'est bien connu, le seul fleuve qui coule c'est la Vodka. Un fleuve impetieux et turbulent qui possede le don inespere de calmer les ames desesperees.
Dans le premier recit,
Rue Involontaire, le narrateur boit. “Je bois. À cause de quoi ? me demanderez-vous. Un regard trop sobre sur la réalité. Je suis vieux – j'ai les cheveux filasse et les dents jaunasses – et la vie est jeune, donc il faut me laver, comme une tache, m'effacer avec de la vodka. C'est tout.” le narrateur est peut-etre l'auteur lui-meme, car il ecrit. Il ecrit et il boit. ”Car au fur et à mesure que le niveau d'encre baisse – goutte après goutte – dans l'encrier, dans l'écrivant – verre après verre – le niveau de vodka monte.” Boit-il parce qu'il est esseule? “Je me suis éloigné des hommes et rapproché de la bouteille. Je bois. Maintenant, même les enfants du quartier s'écrient quand ils me voient : « Voilà le pépé au nez rouge qui va de travers ! » Eh bien, mieux vaut avoir le nez rouge et aller de travers que le nez creux et aller dans le sens du vent.” Houla! Aller contre le vent est dangereux a Moscou! Boit-il pour oublier les menaces, noyer son inquietude? Mais non, c'est plus simple et plus complique que ca. “Je bois parce que l'ivresse est un modèle réduit de la vie (l'eau-de-vie) : d'abord, l'attente de la vie – puis l'excitation adolescente – puis l'impression juvénile à la fois d'ivresse et de lucidité, l'apparition d'images érotiques – puis le sentiment d'inertie, verre après verre, la confusion mentale, l'envie de dormir, l'indifférence de la vieillesse – et enfin la décrépitude, la désintégration des pensées, le verre pas terminé, la saturation – et, pour finir, le sommeil sans rêves, la mort… et tout ça en vingt minutes.” Une addiction assumee, donc. “Je bois— à m'en rendre malade –à votre santé. […] Ce ne sont pas des larmes que je verse, mais de la vodka.”
Mais voila, quand il achete sa vodka on lui rend la monnaie en timbres-poste. Alors il les utilise pour ecrire des lettres a des inconnus, qu'il jette par sa fenetre ou met devant des portes fermees. Il ecrit au sous-locataire d'un appartement communautaire, qu'il faut appeler par six coups de sonnete, donc le moins important des locataires, celui qui risque d'avoir le temps et la patience de le lire. Un qui n'a rien d'autre a faire, comme lui. Il ecrit a quelqu'un dont la fenetre est allumee la nuit, donc qui ne dort pas, comme lui. “Et donc, vous et moi, nous sommes frères de cierge. Compagnons de la pensée qui ne s'éteint pas.” Il recidive avec une deuxieme lettre, et une troisieme, ou il lui propose des themes d'ecriture, supposant que c'est un ecrivain. Qui d'autre resterait eveille la nuit? Il ecrit au facteur, celui qui a l'habitude – ou la mission, le devoir - d'ouvrir les lettres. Il ecrit a l'habitant d'une maison qui n'est pas encore construite,
rue Involontaire. Il ecrit a l'homme du timbre, l'homme dont le portrait est sur le timbre. Ce doit etre quelqu'un d'important, tellement important qu'il serait oiseux de s'attendre a une reponse. Et de toutes facons il ecrit pour ecrire, pour se defouler ou tout simplement pour continuer a vivre avec la vodka, exactement comme l'auteur dont la majorite – la tres grande majorite – de ses ecrits n'ont ete publies qu'apres sa mort.
Dans le deuxieme recit, La Clepsydre, un homme achete une clepsydre, mais au lieu d'eau il y met de la vodka. Buvant les gouttes seconde par seconde il devient homme-orloge pour une usine: on sait que la journee de travail est finie quand il s'effondre. Jusqu'a ce qu'il essaye d'accelerer le debit. Renvoye! Et la fin? On s'y attendait: un suicide.
Dans le Feutre Gris un chapeau qui passe de mains en mains, de tetes en tetes, y inocule une pensee la ou il n'y en avait pas ou peu: “a quoi bon?” Et cette pensee pousse les porteurs vers le suicide. Vers quoi d'autre?
Voila. C'est tout. Trois courts recits pour exprimer peut-etre l'inaptitude, l'incapacite de l'homme pensant a vivre dans un pays ou le pouvoir ne lui repond pas, ne l'entend pas, ne le voit pas. A quoi bon s'efforcer? Il vaut mieux se perdre dans la vodka, le seul fleuve ou on puisse se noyer a Moscou. La Volga est tellement loin…