" Je suis l'arbre à poèmes. Je me ris de l'éphémère et de l'éternel. Je suis vivant".
Superbe ode à la poésie, exprimée par cet auteur marocain, au passé douloureux, qui a dû quitter son pays après avoir été emprisonné neuf ans pour avoir fondé une revue mettant en cause l'ordre social et politique des années 1970. Il vit maintenant en France.
L'anthologie présente des poèmes s'échelonnant de 1992 à 2012. Les textes sont variés, certains très longs, avec un refrain sous forme d'anaphore, d'autres fort courts, quatre ou cinq vers, presque des aphorismes. On sent une énergie, une vigueur, une rage aussi, à travers les textes. Un besoin de dénoncer, d'agir par la parole:
" Va ma parole
délie-moi
délire-moi
sois drue, âpre, rêche, ardue, hérissée,
Monte et bouillonne
Déverse-toi"
La sensualité s'exprime aussi, à travers la femme aimée:
" Comme un lierre fou
je m'enroule
autour de tes branches
Ton écorce s'attendrit
et s'ouvre"
Et l'émotion est forte lorsqu'il évoque l'enfance et le pays maternel perdu:
" Aujourd'hui, quand je suis seul,
j'emprunte la voix de ma mère (..)
Je n'ai pas vu ma mère depuis vingt ans
mais je suis le dernier homme
à parler encore sa langue"
L'ensemble du recueil est attachant, riche, cependant je n'ai pas été séduite par tous les poèmes, certains sont ardus, difficiles à déchiffrer, d'autres ne m'ont pas assez touchée. Mais une chose est sûre, l'auteur sait communiquer son ardeur, sa fougueuse parole poétique, et c'est l'essentiel.
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Le problème que j'ai avec la société
et jusqu'à mon entourage
c'est que je prends tout mon temps
et élève au rang d'art la distraction
J'abandonne volontiers la course
aux gagneurs
aux accumulateurs et autres tueurs
À la voie royale
des apprentis dominateurs
je préfère le sentier, la lisière
là où les oiseaux ne chantent pas encore
en service commandé
et l'herbe intelligente pousse à vue d'oeil
là où l'errant a une chance
de rencontrer son frère
et qui sait son peuple
là où l'on sent son cœur battre
et que les questions essentielles affleurent
Saura-t-on un jour
que le vrai centre
se situe dans la marge ?
L'ÉTREINTE DU MONDE
La langue de ma mère
Je n'ai pas vu ma mère depuis vingt ans
Elle s'est laissée mourir de faim
On raconte qu'elle enlevait chaque matin
son foulard de tête
et frappait sept fois le sol
en maudissant le ciel et le Tyran
J'étais dans la caverne
là où le forçat lit dans les ombres
et peint sur les parois le bestiaire de l'avenir
Je n'ai pas vu ma mère depuis vingt ans
Elle m'a laissé un service à café chinois
dont les tasses se cassent une à une
sans que je les regrette tant elles sont laides
Mais je n'en aime que plus le café
Aujourd'hui, quand je suis seul
j'emprunte la voix de ma mère
ou plutôt c'est elle qui parle dans ma bouche
avec ses jurons, ses grossièretés et ses imprécations
le chapelet introuvable de ses diminutifs
toute l'espèce menacée de ses mots
Je n'ai pas vu ma mère depuis vingt ans
mais je suis le dernier homme
à parler encore sa langue
p.57
Une maison là-bas
avec sa porte ouverte
et ses deux tourterelles
récitant inlassablement le nom de l'absent
Une maison là-bas
avec son puits profond
et sa terrasse aussi blanche
que le ciel des constellations
Une maison là bas
pour que l' errant se dise
j'ai lieu d'errer
tant qu'il y aura une maison là-bas
C'est une maison
où nous avons reçu à profusion
la saveur et l'odeur des êtres
les couleurs tactiles des éléments
la beauté pudique des arbres
Nous y avons mangé de préférence
avec l'étranger
bu avec le commensal le plus désespéré
et veillé de nuit comme de jour
avec nos fantômes avisés
Nous y avons conçu les enfants libres
de nos rêves
Tout cela
en gardant une oreille suspendue à la porte
pour capter les pas hésitants
de l'inespéré
(extrait de "Écris la vie / Les signes sont là") p.201
Me réveiller auprès de toi
t'apporter le café
écouter ensemble la radio
accueillir ta tête sur mon épaule
te masser les doigts
L'amour simple
comme bonjour
Avec douze écrivains de l'Anthologie
Avec Anne le Pape (violon) & Johanne Mathaly (violoncelle)
Avec Anna Ayanoglou, Jean d'Amérique, Camille Bloomfield & Maïss Alrim Karfou, Cyril Dion, Pierre Guénard, Lisette Lombé, Antoine Mouton, Arthur Navellou, Suzanne Rault-Balet, Jacques Rebotier, Stéphanie Vovor, Laurence Vielle.
Cette anthologie du Printemps des Poètes 2023 proposent 111 poètes contemporains et des textes pour la plupart inédits. La plus jeune a 20 ans à peine, le plus âgé était centenaire. Tous partagent notre quotidien autour de la thématique corrosive des frontières. Leurs écrits sont d'une diversité et d'une richesse stimulantes. Ils offrent un large panorama de la poésie de notre époque. Avec notamment des textes de Dominique Ané, Olivier Barbarant, Rim Battal, Tahar Ben Jelloun, Zéno Bianu, William Cliff, Cécile Coulon, Charlélie Couture, Jean D'amérique, Michel Deguy, Pauline Delabroy-Allard, Guy Goffette, Michelle Grangaud, Simon Johannin, Charles Juliet, Abdellatif Laâbi, Hervé le Tellier, Jean Portante, Jacques Roubaud, Eugène Savitzkaya, Laura Vazquez, Jean-Pierre Verheggen, Antoine Wauters…
Mesure du temps
La fenêtre qui donne sur les quais
n'arrête pas le cours de l'eau
pas plus que la lumière n'arrête
la main qui ferme les rideaux
Tout juste si parfois du mur
un peu de plâtre se détache
un pétale touche le guéridon
Il arrive aussi qu'un homme
laisse tomber son corps
sans réveiller personne
Guy Goffette – Ces mots traversent les frontières, 111 poètes d'aujourd'hui
Lumière par Iris Feix, son par Lenny Szpira
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